Vanity Fair (France)

Tom Waits

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À ce détail près que dans On achève

Tom Waits est infiniment plus qu’une marionnett­e. Le spectacle semble conçu autour de sa musique, Bartabas semble porté par sa voix et elle seule (j’ai assisté à une représenta­tion à Brest, un mois avant de partir en Californie). « Si vous retirez les chansons de Tom, il n’y a plus rien, le personnage incarné par Bartabas ne tient plus debout », confirme le cinéaste et photograph­e Jesse Dylan, auteur de plusieurs clips et portraits de Tom Waits. Il ajoute avoir « passé [sa] vie avec des artistes » (il est le fils de Bob Dylan) et estime que « leur création a un prix ». « Tom est très exigeant, témoigne- t-il. Il n’a jamais voulu que ses chansons soient utilisées pour des pubs. Il aurait pu gagner beaucoup d’argent, mais ça ne l’intéresse pas. » au Théâtre Zingaro afin d’exiger la cessation immédiate « de toute utilisatio­n des oeuvres et enregistre­ments de Tom Waits ». Les avocats de Bartabas proposent d’entamer des discussion­s mais le spectacle continue, inchangé, et les recettes continuent d’affluer (billetteri­e, programmes, prévente d’un DVD dont tout porte à croire qu’il ne sortira pas). Dans le quotidien régional Sud-Ouest, Bartabas assure que 80 % du public français ignore qui est Tom Waits et se flatte de le faire découvrir aux « jeunes génération­s ». Il ajoute : « Si j’ai servi à [le] faire connaître, c’est déjà ça. »

« Il a vraiment dit ça ? » rugit JeanBaptis­te Mondino, à qui je rapporte ces propos. « Tom Waits n’est évidemment pas un inconnu en France. C’est une référence. » Le photograph­e souligne que plusieurs de ses rôles au cinéma ont aussi contribué à sa gloire (il a même décroché un Golden Globe pour sa performanc­e dans Short Cuts de Robert Altman). Sans oublier qu’en 2008, Scarlett Johansson – qui n’est pas précisémen­t une anonyme – a enregistré un album de reprises qui a contribué à transmettr­e l’héritage musical de Tom Waits à un public plus jeune (et elle avait demandé l’autorisati­on). Alain Gouvrion, rédacteur en chef de Rolling Stone en France, rappelle pour sa part que la réputation de Tom Waits suffit à « remplir un Grand Rex en quelques heures » – même sans Bartabas.

Au moment de nous séparer, Tom Waits m’a demandé : « Vous voulez savoir ce qui me dérange le plus dans cette histoire ? Être enfermé dans un ghetto blaster tenu par un ange, d’où sort ma voix trafiquée chantant Chick A Boom. » Puis il a attrapé une corde qui pendait du plafond et tiré de toutes ses forces. « C’est la cloche de l’école qui sonne », a- t-il dit simplement. Il n’a pas prononcé d’autre mot avant que je reprenne la route pour San Francisco. Il a souri, m’a fait un salut de la main et j’ai vu sa silhouette oblique comme la Tour de Pise s’éloigner dans le rétroviseu­r.

À mon retour à Paris, j’ai interrogé l’avocate de Bartabas et de Zingaro, Me Sophie Viaris, associée du cabinet d’Emmanuel Pierrat. Elle m’a indiqué que son client était « extrêmemen­t serein » et certifié que « toutes les autorisati­ons requises [avaient] été demandées », évoquant un simple « litige administra­tif ». « Tout a été fait dans les règles de l’art », a- t- elle ajouté, tout en s’interrogea­nt sur les demandes de Tom Waits : « On ne sait pas si sa motivation est financière ou si c’est une demande de censure privée, c’est très nébuleux. »

Personne ne sait comment se réglera le conflit entre les deux artistes, ni quand se tiendra le procès. Ce qui est sûr, c’est que sa portée va au- delà de leurs intérêts respectifs. Leur face-à- face est aussi le symbole de la vulnérabil­ité de ces artistes indépendan­ts qui, à l’inverse de superstars comme Paul McCartney, U2 ou Beyoncé, ne disposent pas d’une armée de juristes ni de « guetteurs » capables de traquer sur Internet et ailleurs la moindre atteinte au droit d’auteur.

Tom Waits ne se bat pas seulement pour son honneur. Il se bat pour tous les saltimbanq­ues de son espèce, ceux qui ont choisi de creuser leur sillon à leur façon et à leur rythme, en toute liberté. Jack White, l’ex-leader des White Stripes qui s’est lui aussi forgé un personnage unique, résume l’enjeu en ces termes : « De nos jours, la propriété intellectu­elle et la création des musiciens sont considérée­s comme une matière “à vampiriser gratuiteme­nt”. Alors que si on habillait un des chevaux de ce spectacle comme un putain de Darth Vader et qu’une créature bleue d’Avatar surgissait sur la piste, toute la production serait arrêtée plus vite que l’eau ne glisse sur les plumes d’un canard. » �

(à propos des références aux islamistes dans le spectacle de Bartabas)

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