Vanity Fair (France)

Laurent Ruquier

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tée ; Moix qui n’est que de lettres et de livres... Ruquier souriait. « Yann cite Péguy tout le temps. Ça m’amuse ! Péguy, la première fois que j’en ai entendu parler, au Havre, c’était dans un sketch de Jean Yanne. Il s’appelle “Les routiers”. »

Le sketch traîne sur le Web. C’est un petit bijou sur l’incommunic­abilité des mondes. Deux camionneur­s écoutent France Culture et dissertent la larme à l’oeil sur Mozart et Beethoven, puis l’un d’eux, Jean Yanne, lit du Péguy à son compère.

« Je suis le roseau dressé dans le désert de la chrétienté. Je suis la triste fleur flétrie sous le pas des païens. - Oooooooh... - Ben qu’est ce qui t’arrive Frédo ? - C’est tellement triste ton Péguy ! » ans les années 1980, un enfant du prolétaria­t de Normandie monte à Paris. Il a le poil clair et les joues rondes, le corps lourd, les poches lestées de plaisanter­ies. Il a appris très tôt à faire rire les autres pour échapper à la méchanceté du monde. Il va entrer à Europe numéro un et sera le soutier de Jean Amadou, pape débonnaire des chansonnie­rs français. Laurent lui écrit ses blagues. Amadou travaille peu, paix à son âme. Ruquier s’étonne encore, des années après, que l’on puisse s’en sortir avec si peu de peine, lui qui traverse la vie dans un état de fatigue endémique, si tôt levé, pour se pardonner d’être riche quand son père était pauvre et travaillai­t pourtant. En 1990, il quitte Europe et prend pied à France Inter. Un monstre sacré l’appelle, Jacques Martin, qui règne alors sur les après-midi de la deuxième chaîne et cherche un partenaire pour une séquence façon cabaret, « Ainsi font font font ». Ruquier découvre les failles d’un grand. « Martin était bipolaire, me dit-il. Il pouvait sortir de lui-même, se montrer d’une dureté insensée envers les autres, avec son fils qui travaillai­t avec nous. Quand c’était passé, il était adorable... Il transpirai­t de peur, ses chemises étaient trempées. » Il laisse Martin, après une dispute sur un sketch que le grand Jacques n’aime pas mais que le jeune Laurent sait drôle. On lui propose sur France Inter une émission qu’il animera en propre, tissée d’esprit chansonnie­r : « Rien à cirer », baptisée d’un mot malheureux d’Édith Cresson, éphémère Première ministre qui avait déclaré n’en avoir « rien à cirer » de la Bourse... À moins de trente ans, Ruquier devient le Monsieur loyal d’une bande d’humoristes. Il avance. Quelques années plus tard, Martin sera chassé des après-midi de la deux. Il en fera une attaque. L'animateur mourra à Biarritz, reclus dans un grand hôtel, et Ruquier sera un des rares à le visiter dans ses derniers mois. « Si j’avais des illusions sur ce que dure la gloire, la fin de Martin les a dissipées, confie- t-il. Oui, j’allais le voir. Oui, en dehors de sa famille, nous n’étions pas nombreux. Mais je ne vais pas me faire meilleur que je ne suis. J’avais un appartemen­t à Biarritz. Il était tout près. » Il y allait pour lui aussi. Amadou, Martin, Yanne. C’est un autre monde. Dans les années 1970, au Havre, le garde-manger était souvent vide chez les Ruquier. Ce n’est pas de pauvreté que l’on parle mais d’une autre fêlure, irrémédiab­le. « Ma mère s’arrangeait pour qu’il n’y ait rien dans ses placards, me raconte- t-il un jour de printemps. Si ma soeur ou mes frères passaient, elle leur disait qu’elle était désolée, elle ne pouvait pas les garder à manger. Au fond, elle n’y tenait pas. » Il descendait faire les courses pour que la maison échappe au vide. « Même dans une HLM, dans un environnem­ent ouvrier, où il y a une solidarité de

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