Bijoux de pouvoir
Dans le cadre de l’exposition « Spectaculaire Second Empire, 1852-1870 » au musée d’Orsay à Paris, le joaillier Mellerio dits Meller dévoile des trésors ayant appartenu à l’impératrice Eugénie et à la princesse Mathilde, rivales et collectionneuses de bij
Ces deux-là se détestaient cordialement. Sortes de Sue Ellen et Mandy Winger avant l’heure. Lorsque, en 1853, la jeune aristocrate espagnole Eugénie de Montijo épouse Napoléon III, de dix-huit ans son aîné, Mathilde Letizia Wilhelmine Bonaparte, cousine germaine de ce dernier, a du mal à contenir son dépit. Qu’une effrontée divertisse son cher cousin ne l’a jamais dérangée. Au contraire, c’est elle qui a présenté Eugénie à l’empereur. Mais de là à ce que celle qui ne devait être qu’une maîtresse de plus réussisse à mettre le grappin sur le célibataire le plus en vue de l’époque et l’évince du même coup de l’Élysée où, en l’absence d’épouse officielle, elle régnait jusque-là en maîtresse de maison ! Il faut dire que tout oppose les deux femmes. L’une est gracile, légère bien que dévote, et admiratrice de Marie-Antoinette – quitte à être à contre- courant de la mode de son temps. L’autre, épaisse et endurcie par un mariage raté avec un prince russe, a l’esprit et le verbe vifs, et c’est une fine politique.
Acheteuses compulsives
Même leur passion commune pour les bijoux ne fait qu’exacerber leur rivalité. Toutes deux sont fidèles à Mellerio dits Meller, maison née en 1515, lorsque les premiers membres de cette famille originaire de Lombardie s’installent à Paris pour exercer leur commerce d’objets précieux. Les livres de commandes du joaillier sont les témoins objectifs de la bataille feutrée à laquelle se livrent les deux femmes les plus en vue de France. Elles visitent les salons du 22 rue de la Paix quasiment deux fois par semaine ! Lorsque l’une achète une broche plume en diamants et émeraudes, l’autre commande un devant de corsage en forme de bouquet de roses deux fois plus imposant. Alors qu’Eugénie apprécie, comme Marie-Antoinette, les fleurs, les plumes, les noeuds en diamants directement inspirés du style Louis XVI et les bijoux ésotériques, Mathilde préfère les perles, qu’elle collectionne, et les créations plus symboliques. Femme de tête et de culture, elle est entourée d’artistes qui façonnent son goût. Yves Badetz, conservateur général au musée d’Orsay et commissaire de l’exposition (avec Paul Perrin et Marie- Paule Vial), confirme : « La princesse Mathilde tenait salon dans son hôtel particulier de la rue de Courcelles à Paris. Elle a soutenu de nombreux écrivains comme Gustave Flaubert, Théophile Gautier, Charles- Augustin Sainte- Beuve ou Hippolyte Taine, et fut la maîtresse du surintendant des Beaux- Arts. C’était une femme de goût... et d’esprit. » Émilie Bérard, responsable du patrimoine de Mellerio, ajoute : « Il e st amusant de voir que Mathilde achetait des bijoux dont la symbolique frisait parfois la provocation. Imaginez à l’époque arborer sur la tête une broche en forme d’aigle impérial posée sur un bandeau de diamants alors que l’on n’est pas l’impératrice ! Mais elle avait une soif de revanche sur la vie, se sentait profondément Bonaparte et entendait bien le faire savoir. » Cette course aux carats sur fond de rivalité féminine fait jaser le Tout- Paris.
Cependant, il faut remettre cette fièvre acheteuse dans son contexte. Si ces dames sont si avides de gemmes précieuses, c’est aussi que leur avenir en dépend. Certes, il faut briller, sans cesse séduire et affronter la concurrence de cocottes
souvent plus jeunes. Mais surtout, que reste- t- il à une femme après une rupture, si ce ne sont ses parures ? À l’époque, les bijoux constituent la meilleure des assurances-vie. Une rivalité productive
Si Mellerio dits Meller a été choisi pour représenter l’univers de la joaillerie dans l’exposition « Spectaculaire Second Empire, 1852-1870 » au musée d’Orsay, c’est pour sa production exceptionnelle. Fournisseur de toutes les cours d’Europe, Russie comprise, la maison possède une collection et un fonds historique hors norme. Ses créations sont aussi très représentatives des goûts et des inspirations de l’époque. Pour Yves Badetz, aucune maison ne pouvait mieux représenter la joaillerie de cette période : « Mellerio fut le premier à s’installer rue de la Paix en 1815 et ses bijoux expriment la quintessence des modes du Second Empire. Tous les thèmes ont été explorés, des parures archéologiques – rappelons que c’est l’époque des grandes découvertes en Égypte –, qui représentent le pendant joaillier du goût néoclassique dont la villa pompéienne du prince Jérôme Napoléon est un bon exemple, aux pièces très naturalistes, presque illusionnistes, comme la célèbre broche Lilas présentée à l’Exposition universelle de 1862 de Londres. Ces créations illustrent l’art de se mettre en scène qui émerge alors. Il fallait émerveiller, rayonner. Les expositions universelles en sont aussi la preuve. »
Au- delà de la rivalité entre les femmes du monde, la compétition fait rage entre la France et l’Angleterre, les deux pays les plus avancés du point de vue artistique et technique. Les expositions universelles, premiers grands barnums commerciaux lancés à Londres en 1851, sont l’occasion pour les pays d’affirmer leur supériorité et, pour les entreprises, de remplir leurs carnets de commandes. Dans cette course à l’exceptionnel et à la modernité, Mellerio dits Meller a déposé de nombreux brevets comme la tige flexible se balançant au gré des mouvements, présentée à Paris en 1855. Une innovation prodigieuse pour le XIXe siècle. « Rien n’a tellement changé depuis : les techniques n’ont rien perdu de leur actualité, elles étaient même parfois bien plus raffinées et délicates que maintenant, s’émerveille Solange AzaguryPartridge, l’iconoclaste créatrice de bijoux britannique, dont les collections sont présentées dans un boudoir de l’hôtel Costes, à Paris. De même, les thèmes abordés – l’astrologie, la science et la mythologie –, très présents sous le Second Empire, le sont encore beaucoup aujourd’hui. »
Il ne fait aucun doute que cette foisonnante production a été stimulée par la compétition entre Eugénie et Mathilde. « Mellerio dits Meller, en bon commerçant, devait rivaliser d’originalité et de virtuosité technique pour satisfaire ces deux clientes », confirme Yves Badetz. Et Diane- Sophie Lanselle, directrice de la communication de Mellerio, de renchérir : « Il ne fallait surtout pas qu’elles se croisent dans les salons du joaillier. Et encore moins qu’elles aient le même bijou ! La créativité était donc la clé absolue du succès. » D’où la plume de paon démontable en diamants, rubis, émeraudes et saphirs qui a appartenu à Eugénie, dont le centre représente un oeil protecteur, symbole ésotérique. Ou le grand bouquet de boutons de
4 roses monté à partir de sacs de diamants déposés par Mathilde sur les établis de Mellerio et payé 5 000 francs pour la monture. Ce joyau appartient aujourd’hui à la fabuleuse collection Al-Thani, sans doute l’une des plus belles au monde.
En seulement dix- huit ans, de 1852 à 1870, Napoléon III et son obsession d’éblouir l’Europe ont été un formidable soutien à l’essor du luxe français. Et l’inventivité de Mellerio colle à l’extraordinaire climat créatif du Second Empire. De toutes les grandes maisons de l’époque, de Guerlain ( parfumeur breveté de l’empereur) à Louis Vuitton (le fournisseur officiel des malles de l’impératrice), en passant par Baccarat (qui signait ses services de table), Mellerio est l’une des rares à être restée familiale. Dans sa dernière collection, des pièces rendent hommage à la fois aux bijoux fétiches d’Eugénie et à ceux de Mathilde. Bague coeur de plume de paon, déclinaisons autour de la rose...Une manière de les réconcilier enfin. � 5 5 6