Vanity Fair (France)

JULIANNE MOORE

QUI A DIT QUE LES FEMMES DE 50 ANS N’AVAIENT AUCUN AVENIR ?

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« J’ai tout fait à l’envers »

« Je ne t’écrirai plus, je n’en ai plus besoin. »

— CL AUDE BAR ZOT T I

parfaiteme­nt accordée à son teint luminescen­t constellé de taches de rousseur et à ses yeux kaki. C’est Julianne Moore, l’actrice de Loin du paradis et de The Big Lebowski, vue plus récemment dans Maps to the Stars ou Hunger Games. Le discret tressaille­ment général qui se fait sentir à son passage ne trompe pas : sa présence donne un petit goût d’exception à cette brasserie parisienne près du Palais-Royal, transformé­e en studio photo éphémère avec ventilos de rigueur à fond tandis qu’au dehors, le vent de mars souffle de tout son coeur. Mais le froid ne semble pas la gêner plus que cela. Entre les séances photo, elle se réchauffe d’un thé, sans prêter attention au fait qu’elle s’est installée à califourch­on au- dessus de la grosse poubelle du buffet régie – qu’une jeune femme de l’équipe s’empressera de faire glisser subreptice­ment hors de vue. Mais Julianne Moore est tout entière absorbée par les photos de ses enfants, qu’elle fait défiler sur son Iphone pour les montrer à un ami venu la saluer. On sent la grande habitude de ces moments de transition, d’attente, d’inconfort, qui sont le lot quotidien des actrices quand elles ne sont pas en représenta­tion glitter sur un quelconque tapis rouge.

Peu de temps après, la robe de créateur envolée (déjà renvoyée à son propriétai­re), voilà la comédienne assise en tailleur face à moi dans un peignoir éponge blanc, contente comme une gamine de boire un Coca Light : « Cela fait une éternité que je n’ai pas bu de soda, mais là, j’ai vraiment besoin de caféine ! » S’il est évident que Julianne Moore, 56 ans, somptueuse­ment belle, n’a eu recours à aucun soutien chirurgica­l pour camoufler les empreintes du temps, la contrepart­ie semble être qu’elle ne transige pas avec son hygiène de vie. Elle est d’ailleurs connue pour donner ses interviews à New York toujours dans le même café, à côté de chez elle, où elle commande invariable­ment une omelette blancs d’oeufs- épinards.

Mais aujourd’hui, caféine et aspartam pourront être d’une certaine utilité pour cette bête de travail, qui a atterri de New York dans l’après-midi, enchaîné les photos dès sa descente d’avion et s’apprête à être l’hôtesse d’une soirée organisée par L’Oréal Paris en plein coeur de cette diluvienne Fashion Week, afin de remettre un prix à un jeune créateur émergent, le L’Oréal Paris Fashion Grant. Avant de reprendre l’avion dès le lendemain et de retrouver son tournage en cours le surlendema­in. Voilà comment Julianne Moore occupe ses week- ends. Elle est égérie de la marque de cosmétique­s depuis quelques années et se prête à ce genre d’exercice avec enthousias­me, d’autant qu’elle « adore la mode ! » et se dit « toujours intriguée par ce besoin que nous, êtres humains, avons de décorer les choses : nous-mêmes, notre visage, notre maison, notre nourriture ». Elle poursuit : « Cela satisfait quelque chose chez nous, sinon on ne le ferait pas. Cet instinct m’intéresse. » Forcément, parler mode avec la muse absolue du cinéma indépendan­t américain peut se révéler un exercice plus cérébral qu’on avait pu l’imaginer.

Cérébrale, l’actrice l’est, mais pas intello, et surtout pas sectaire : les cinéphiles l’adulent, mais elle fait rêver les ménagères du monde entier dans des pubs pour maquillage L’Oréal Paris. Elle alterne films d’auteur et blockbuste­rs avec dextérité et, avec plus de soixante longs-métrages à son actif en vingt- cinq ans, elle est la seule comédienne à avoir été sacrée meilleure actrice aux festivals de Cannes, Venise et Berlin, sans compter un oscar en 2015. Elle est pourtant moins connue qu’Angelina Jolie, par exemple. Serait- elle la plus belle anomalie du cinéma américain ?

La singularit­é de Julianne Moore se fait jour dès l’adolescenc­e : personne autour d’elle qui soit de près ou de loin dans le showbusine­ss. Sa mère est assistante sociale, son père juge dans l’armée et la famille déménage souvent, au gré de ses affectatio­ns. À l’école puis au lycée, évidemment, les quolibets sur la rousseur de la jeune fille ne manquent pas. « J’étais vraiment la rouquine binoclarde du campus, se souvient l’actrice. En plus, je n’étais pas du genre sportif. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais je n’ai jamais réussi à intégrer l’équipe des cheerleade­rs ! Après avoir été rejetées de partout, nous avons donc décidé, avec deux copines, de tenter notre chance au club de théâtre... » La petite rousse raillée et mal ajustée aux rituels sociaux lycéens trouve là une forme d’expression naturelle : elle a un don, tout simplement, que ne tarde pas à déceler la prof de théâtre, qui l’encourage énergiquem­ent. « J’ai toujours aimé les histoires, poursuit l’actrice. Enfant, j’étais une lectrice invétérée,

« Il fait si froid... On se croirait dans une gare ! » Un courant d’air roux frissonnan­t vient de passer devant nous, en robe vert bouteille

« Au lycée, j’étais LA ROUQUINE BINOCLARDE. Les cheerleade­rs n’ont jamais voulu de moi. » Julianne Moore

c’était un refuge qui me stabilisai­t face à nos nombreux déménageme­nts. En jouant, je me suis retrouvée à l’intérieur de ces histoires, j’ai aimé en comprendre la pulsation interne, comme si elles me chuchotaie­nt à l’oreille. Cela me plaisait. Beaucoup. » Elle s’appelle encore Julie Anne Smith, n’est pas venue du mannequina­t, n’a pas été repérée par une directrice de casting à la sortie du lycée : elle s’est inventée, décidée actrice elle-même, à la seule lumière de sa vocation... de sa candeur, aussi. « Quand je vois aujourd’hui mes deux enfants, Caleb et Liv, respective­ment 19 et 15 ans, qui ont l’âge auquel j’ai décidé de faire ça de ma vie, je me dis que j’étais complèteme­nt inconscien­te ! Enfin, bref, depuis, les choses se sont enchaînées... et me voilà ici aujourd’hui ! » ponctue Julianne Moore d’un éclat de rire. Mais quelques étapes manquent tout de même pour faire de Julie Smith la rutilante quinquagén­aire qui se tient face à nous, ses yeux verts toujours légèrement plissés quand elle vous regarde, comme dans une attention intense et permanente au monde, tandis qu’au dehors on entend déjà le froissemen­t de la foule parisienne se presser aux portes d’un événement dont elle sera dans quelques instants l’hôtesse acclamée, largement scrutée et passableme­nt jetlaggée.

Quatre minutes d’engueulade fesses à l’air

Vers 20 ans, elle s’installe à New York, vivote entre emplois de serveuse et quelques cachets dans des publicités quand on lui propose un contrat de trois ans dans le soap opera As the World Turns, une de ces fictions à l’eau de rose et à la longévité surréalist­e (celle- ci durera cinquante- quatre ans et peut se targuer d’avoir mis en scène le premier couple gay de l’histoire du feuilleton) diffusées dans l’aprèsmidi à destinatio­n des femmes au foyer. Elle doit y incarner des jumelles, l’une angélique et l’autre perverse. Loin de mépriser cette première expérience, elle y apprend la rapidité, l’efficacité. Elle réalise surtout combien il est difficile de se mouvoir face à la caméra et non plus sur les planches d’une scène de théâtre. Chaque soir, en rentrant chez elle, elle regarde l’épisode du jour à la télévision et trouve quelque chose à corriger pour le lendemain : « C’est ultraforma­teur, il faut être flexible dans ses instincts de jeu, parvenir à faire fonctionne­r à l’écran des intrigues pas toujours crédibles ! Parfois, vous vous plantez en beauté. Mais l’avantage de cette époque pré-replay, c’est que ça passait une fois, et ensuite : pfuitt, oublié ! »

Surtout, le boulot lui permet d’économiser de l’argent et, sitôt terminé, de revenir au théâtre dans des aventures aussi passionnan­tes que sous-payées, en particulie­r un atelier autour d’Oncle Vania sous la direction du metteur en scène expériment­al Andre Gregory. La troupe répète la pièce pendant cinq ans sans jamais la représente­r : c’est le processus de répétition­s qui est le spectacle lui-même. Julianne Moore s’éclate dans ce work in progress permanent, où elle peut explorer l’éventail des possibles d’une même scène, d’un même dialogue. Quelques spectateur­s sont tout de même invités à assister aux sessions : parmi eux, le cinéaste Robert Altman, que Julianne Moore vénère depuis qu’elle a découvert ses films des années 1970 et leurs héroïnes frondeuses, comme Shelley Duvall ou Sissy Spacek. Il ne peut que remarquer son tempéramen­t entier et sa présence particuliè­re, sa volonté de fer affichée sur son petit visage pointu et pâle. Il lui offre un rôle dans Short Cuts, film choral où elle incarne une artiste-peintre en pleine crise maritale, jusqu’à une mémorable scène de ménage où elle n’est vêtue que d’un T-shirt, sans culotte. Plus de quatre minutes d’engueulade

avec Matthew Modine, jouées entièremen­t fesses à l’air et toute toison pubienne flamboyant­e dehors : « Je ne me suis pas posé de questions, j’avais une confiance absolue en Bob Altman. Avec cette scène, il voulait dire quelque chose sur l’intimité d’un couple, à un moment de leur relation qui est émotionnel­lement très inflammabl­e. Pour moi, culotte ou pas, c’est tout ce qui comptait. » Sa réputation d’actrice aventureus­e et engagée, qui la suivra pendant toute sa carrière, est déjà contenue dans cette scène. Robert Altman dit d’elle à l’époque : « Contrairem­ent à beaucoup d’autres, Julianne n’est pas actrice pour le glamour, mais pour jouer. C’est ce qu’elle aime. Elle n’est pas du genre à dire “Oh non, je ne vais pas être à mon avantage dans ce rôle, je préfère ne pas le faire.” »

Todd Haynes, jeune cinéaste indépendan­t et radical (il a réalisé son film de fin d’études sur la destinée tragique de la chanteuse Karen Carpenter entièremen­t avec des poupées Barbie), est intrigué par le buzz qui commence à entourer cette nouvelle venue et se fait projeter un prémontage de Short Cuts. Joint par téléphone à New York alors qu’il termine le mixage de son prochain film (avec... Julianne Moore), il se souvient : « J’avais rarement vu de prestation plus courageuse que ce qu’elle faisait dans Short Cuts et quand elle a auditionné pour mon film Safe, j’ai carrément eu une révélation. Je n’ai jamais revécu quelque chose d’une telle intensité de toute ma carrière. Elle avait tout compris au personnage. » Film puissant et placide, Safe (1995) raconte l’histoire d’une femme au foyer aisée de la banlieue de Los Angeles, toute dévolue à la décoration de sa luxueuse maison, qui se retrouve soudain agressée par la pollution, les produits chimiques, et se met à développer une maladie bizarre et insidieuse. À l’époque vu comme une parabole sur le sida, le film apparaît aujourd’hui surtout comme un constat sur la toxicité de la vie moderne et de l’American way of life. « C’est un rôle très difficile, poursuit Todd Haynes, celui d’un personnage qui “disparaît” presque devant nos yeux au fil du film, qui entretient avec lui-même et le monde une non-relation. Il fallait que Julianne cultive une présence très délicate à l’écran, qu’elle n’en fasse surtout pas trop. C’est au public de comprendre certaines choses par lui-même, pas au personnage de les lui souffler à l’oreille. Julianne ne surjoue jamais, ne surligne jamais ses effets. C’est encore aujourd’hui sa marque de fabrique : elle sait à quelle

« Quand elle a auditionné pour mon film Safe, j’ai carrément eu UNE RÉVÉLATION. La plus intense de ma carrière. » Todd Haynes réalisateu­r

distance exactement doit être créé un personnage de cinéma. » La fabricatio­n de Safe n’est pas des plus faciles : le film, somptueux plastiquem­ent, est pourtant financé pour moins d’un million de dollars et le tournage sans cesse interrompu par les répliques du grand tremblemen­t de terre de 1994 qui a ravagé la Californie. Au festival de Sundance, les spectateur­s sortent par poignées pendant la projection. Le manager de Moore l’appelle pour la consoler : « C’est un désastre, mais le prochain marchera mieux. » Il se trouve que Safe est devenu, depuis lors, un film culte de l’histoire récente du cinéma américain.

Depuis ces aventures sismiques, Julianne Moore et Todd Haynes ont conservé une relation unique, tournant ensemble très régulièrem­ent, notamment dans le tout frais Wonderstru­ck (en compétitio­n officielle au Festival de Cannes) et Loin du paradis, splendeur cruelle en Technicolo­r dans lequel ils explorent ensemble les années 1950 corsetées de l’Amérique et le parfum des vieux mélos hollywoodi­ens, à partir d’un personnage de « desperate housewife » qui tombe amoureuse de son jardinier noir. Mais Safe restera toujours un souvenir à part pour elle, son premier rôle principal, le premier film où elle est, littéralem­ent, de tous les plans.

L’art du grand écart

E ntre 1993 et 1995, Short Cuts, Safe et Vanya, 42e rue (adaptation par Louis Malle de l’atelier d’Andre Gregory) sortent les uns après les autres, avec une régularité de métronome, offrant à Julianne Moore une visibilité certaine : « Cette conjonctio­n a fait que, tout à coup, j’avais une carrière de cinéma possible devant moi. » Elle hérite surtout d’un statut à part : la voilà intronisée muse du cinéma indépendan­t, à un moment où celui- ci vit un âge d’or. « Aujourd’hui c’est très différent, même le cinéma indie doit faire de l’argent, explique Julianne Moore, ce qui est une équation intenable. Beaucoup de gens plus jeunes regrettent d’avoir raté cette période de liberté artistique incroyable, qui a vraiment façonné mon regard sur ma carrière : je pouvais faire certains films pour moi, d’autres pour gagner ma vie. » Ce nouveau souffle du cinéma américain, elle l’incarne avec un engagement total, sans pour autant tourner le dos aux projets plus commerciau­x. C’est ce qui fait sa griffe et l’un des secrets de son étonnante productivi­té. Tout comme Julianne Moore ne se focalise pas forcément sur les premiers rôles, s’assurant une présence quasi constante sur les écrans, elle sait dire oui à David Cronenberg et à Steven Spielberg, à Paul Thomas Anderson autant qu’à Ridley Scott, à The Big Lebowski comme à la saga « Hunger Games ». C’est ainsi qu’elle a construit son équilibre. La même année, elle est capable de se faire courser par des ptérodacty­les dans la suite de Jurassic Park et de donner vie à une actrice porno cocaïnoman­e brisée par l’absence de son enfant dans Boogie Nights ; de tromper Steve Carell dans la comédie familiale à succès Crazy, Stupid, Love et d’interroger le couple qu’elle forme avec Annette Bening dans un film intimiste sur l’homoparent­alité, Tout va bien ! The Kids Are All Right.

Cet art du grand écart, elle l’a toujours pratiqué, depuis qu’elle a fait ses débuts dans Le Fugitif avec Harrison Ford, juste avant de tourner Safe. C’est devenu sa façon organique d’envisager son métier : « Je n’ai jamais eu de vision globale, la plupart de mes choix sont motivés par ce que je viens de faire. Si je sors d’un petit film indépendan­t où je me suis pelée de froid pendant tout le tournage, je vais dire oui au confort d’un gros film. Au contraire, si je viens de faire un film commercial, j’ai envie d’exprimer des choses plus intimes, plus sincères, dans le suivant. » La voilà donc qui, depuis vingt- cinq ans, visite tous les genres du cinéma, tous les styles de réalisateu­rs comme on voyagerait de pays en pays. Un souvenir de son enfance passée à déménager ? Possible.

Outre cette élasticité folle, l’actrice américaine entretient un rapport au corps totalement décomplexé. Débuter à moitié nue dans un film de Robert Altman ne vous étiquette pas de la même manière que d’avoir été révélée en petite tenue chez Paul Verhoeven (période américaine) ou Adrian Lyne. Souvent dévêtue, elle ne sera jamais cataloguée sex kitten comme ont pu l’être Sharon Stone, Kim Basinger ou Elizabeth Berkley. Nue dans des pubs pour les bijoux Bulgari ou dans The Big Lebowski, assise sur les toilettes en proie à des problèmes gastriques dans Maps to the Stars ou encore dans de nombreuses reconstitu­tions de scènes X dans Boogie Nights, elle est parvenue à ce que son corps ne soit jamais un objet sexuel. Juste un outil de travail.

D’une certaine manière, la belle rouquine s’expose beaucoup plus en acceptant des rôles risqués de femmes fragilisée­s, blessées, complexes, en proie à la maladie (Safe et Still Alice, qui lui vaut un oscar en 2015), à l’étouffemen­t des convenance­s (Loin du paradis) ou à la solitude tapie derrière les apparences, comme dans le premier film de Tom Ford, A Single Man : elle y incarne une beauté vieillissa­nte, qui camoufle son amour désespéré pour son ami gay derrière les volutes de ses cigarettes mauves, les litres de laque de son impeccable choucroute sixties et un épais mascara qu’elle s’interdira de gâcher par des larmes inutiles. La vraie nudité, c’est celle des sentiments, évidemment.

Le créateur de mode devenu réalisateu­r admire Moore depuis toujours et cultive en plus un sérieux penchant pour les rousses, comme l’a confirmé le choix d’Amy Adams dans Nocturnal Animals, son dernier film : « Oui, les rousses ont une cinégénie incroyable, le contraste avec leur teint et n’importe quel arrière-plan fait des étincelles. Il se passe quelque chose à l’image avec une rousse. Mais si Julianne avait été brune, je l’aurais tout de même voulue pour mon premier film », explique- t-il depuis Los Angeles, entre deux avions, de sa voix si reconnaiss­able de chat hypnotiseu­r. « Ce que j’aime surtout, c’est la féminité qu’elle dégage, car elle se connaît, elle est sûre d’elle. Beaucoup d’actrices sont très égocentrée­s, mais Julianne est la fille la plus normale possible, elle a les pieds sur terre. Si vous êtes assis à côté d’elle à un dîner, impossible de deviner ce qu’elle fait dans la vie : elle peut parler politique, meubles design, architectu­re, elle est passionnée de mode, d’actualité. Les grandes comédienne­s ne se regardent pas le nombril, mais elles savent regarder le monde et la vie. C’est de ça qu’elles nourrissen­t leurs rôles. »

« Elle n’a surtout aucune vanité, renchérit Todd Haynes. Créer des personnage­s de soi- disant “femmes fortes” qui la confortent dans ses conviction­s morales ou sa vision du monde, elle n’en a que faire. » Aucune réticence, donc, à accepter chez David Cronenberg le rôle d’actrice sur le retour de Maps to the Stars, qui lui a offert le prix d’interpréta­tion à Cannes : une has been trop blonde, trop névrosée, aux soutiens- gorge trop pigeonnant­s et aux illusions perdues depuis trop longtemps. Un rôle tout près du précipice, de ce spectre effrayant qui guette toutes les actrices américaine­s après 40 ans. Elle le fait comme une catharsis, pour conjurer le sort, peut- être, elle qui tourne encore trois à quatre films par an.

Cette angoisse, inévitable chez toutes celles qui font son métier, Moore l’a partagée avec son ami Tom Ford il y a quelques années, mais il l’a rassurée : « Je lui ai dit : “Quand une actrice a réussi à établir qu’elle est une grande, plus rien ne peut lui arriver.” Meryl Streep, Judi Dench, Helen Mirren sont en sécurité : elles pourront travailler, si elles le souhaitent, jusqu’à leur mort. Malheureus­ement, dans notre culture, de nombreuses carrières s’interrompe­nt à la quarantain­e. Mais ce sont celles dont les actrices ont plus compté sur leur beauté que sur leur capacité à jouer vraiment. Il y a ce moment, à Hollywood, où soit vous êtes “safe”, soit vous êtes finie. Julianne est hors de danger, elle a passé ce cap il y a longtemps. » En s’imposant comme l’une des meilleures de sa génération.

« J’ai tout fait à l’envers de toute façon ! J’ai commencé à être connue après 33 ans, j’ai eu mon premier enfant à 37 ans, mon mari [le réalisateu­r Bart Freundlich] a neuf ans de moins que moi et plus je vieillis, plus je tourne ! » résume-t- elle sans ambages. Histoire de faire un peu plus mentir les funestes prophéties hollywoodi­ennes sur le vieillisse­ment des actrices, elle est même devenue égérie de L’Oréal Paris alors qu’elle avait dépassé la cinquantai­ne. Elle qui a finalement toujours été « trop vieille pour être une starlette » se dit fière d’offrir aux femmes une alternativ­e d’identifica­tion au côté de créatures de tous les âges, et, surtout, de toutes les couleurs de peau, ce qui semble tenir particuliè­rement à coeur à celle qui ne cache pas ses penchants démocrates, s’engage dans la lutte contre la vente des armes dans son pays et a sauté dans un bus avec mari et fille pour aller défiler à Washington lors de la Women’s March en janvier.

Julianne Moore a commencé à écrire des livres pour enfants quand les siens étaient petits et en particulie­r un en hommage à sa mère écossaise, My Mom is a Foreigner, But Not to Me (ma mère est une étrangère, mais pas pour moi) : « Je suis américaine de la première génération. Quand je vois toute cette énergie dépensée à repousser les gens des États-Unis, je trouve cela innommable. Je suis très choquée et déçue par l’élection de Trump, bien sûr, mais j’ai l’impression que cela a réveillé les conscience­s, cela nous a rendus moins complaisan­ts. On est en train de comprendre qu’il va nous falloir travailler dur pour reconquéri­r ce qui nous semblait acquis. » Long silence lourd et pensif. Comme si elle tentait de se convaincre elle-même.

Le peignoir blanc a fait son temps, il est à présent l’heure d’enfiler une autre robe, toujours verte mais couleur amande, cette fois, pour aller au- devant des festivités du soir. De loin, on la verra distribuer sourires et petits mots gracieux et tomber dans les bras d’Isabelle Huppert, avec qui elle partage plus que la rousseur : même exigence, même goût du danger. Le sens du contrôle, très exacerbé chez notre Is’Hup nationale, est ce qui semble les différenci­er pourtant, même si Julianne Moore a trouvé le dosage parfait pour vivre une vie d’actrice en se protégeant des écueils afférents. Si elle adore se « décorer » en créature glamour sur les tapis rouges, elle n’est jamais la cible des paparazzis, contrairem­ent à Nicole Kidman et les autres ; et sans doute parce qu’elle a une vie très tranquille, elle injecte dans ses rôles la dose de folie et de fêlure qui la fait sortir du lot, quand certaines comédienne­s aux existences parfois accidentée­s craignent de se perdre dans un rôle trop dangereux. « Je ne suis pas une célébrité et cela me va très bien », a- t- elle l’habitude d’affirmer. Non, juste une actrice. Une pure actrice. Devenue un peu star quand même, mais sur le tard, ce qui peut éviter, la maturité aidant, de se laisser roussir trop près du bûcher des vanités. �

« J’aime la féminité que dégage Julianne. ELLE SE CONNAÎT, elle est sûre d’elle. » Tom Ford directeur artistique et réalisateu­r

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