Vanity Fair (France)

QUAND LA MODE (RE)DÉCOUVRE LE FÉMINISME

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La cause semble entendue : les créatrices de mode, pragmatiqu­es, penseraien­t d’abord à la façon dont les femmes portent leurs vêtements ; leurs homologues masculins, eux, broderaien­t de purs fantasmes pour des créatures irréelles. La présence, toujours parcimonie­use, des femmes à la tête des maisons de couture empêche de tirer des leçons définitive­s. « J’ai été tout aussi surprise que vous de ma nomination chez Dior, s’étonne encore Maria Grazia Chiuri, directrice artistique depuis 2016. Parce que je suis la première femme [à cette place] dans l’histoire de cette maison, je me suis naturellem­ent mise à réfléchir à notre rapport à la mode. Et, étant donné ma position, j’ai décidé que le moment était venu d’aborder à nouveau la question de l’égalité entre homme et femme. » Depuis son arrivée chez Dior, ce sujet crucial semble accaparer les esprits dans les grandes maisons de mode : pourquoi si peu de femmes en occupent la direction de création ? Comme pour lui donner raison, Lanvin a recruté Bouchra Jarrar en mars 2016, suivi un an plus tard par Chloé avec Natacha Ramsay-Levi et Givenchy avec Clare Waight Keller.

Le mot « couturier » ne désigne pas la même fonction au féminin : l’une fabrique, l’autre invente. Cette distinctio­n souligne un rapport de force datant de la fin du XVIIe siècle, sous Louis XIV, quand la profession s’est mise en place, avec sa hiérarchie et ses corporatio­ns régies (déjà !) par la gent masculine. L’histoire se souvient pourtant de celles qui ont donné à la couture ses lettres de noblesse : Jeanne Paquin, les quatre soeurs Callot, ou encore Lucile – alias Lady Duff Gordon. Non contente de survivre au naufrage du Titanic, cette dernière, visionnair­e, a imaginé le premier défilé sur un podium avec des mannequins qui paradaient en prenant la pose. Lucile elle-même annonçait alors le nom des modèles présentés durant leur passage, le tout sur fond de musique live menée à la baguette par un fringant chef d’orchestre.

La génération suivante est encore plus pointue : chacune à leur façon, Jeanne Lanvin, Madeleine Vionnet, Gabrielle Chanel et Elsa Schiaparel­li défendent une élégance qui ne céderait rien au fonctionne­l. Avec toutes sortes de nuances. Chanel habille, Lanvin décore, Schiaparel­li parade, Vionnet épure. Chacune assène son credo en termes clairs : « Un couturier habille des êtres humains, non des rêves », clame haut et fort Madeleine Vionnet. Coco Chanel, citée par Françoise Giroud, dans L’Express en 1956, surenchéri­t : « On commence toujours par faire des robes de rêve. Et puis il faut abattre ; il faut rogner ; il faut enlever. Jamais remettre. » Et dans Elle, en 1958 : « Je veux faire des robes qui donnent aux femmes l’impression d’être à l’aise dans leur temps, qui les aident à vivre. » Dans son autobiogra­phie Shocking (Denoël, 1954),

Chanel habille, Lanvin décore, Schiaparel­li parade, Vionnet épure.

Elsa Schiaparel­li ne dit pas autre chose : « Une robe ne demeure pas, comme un tableau, accrochée au mur, ou ne mène pas, comme un livre, une longue existence intacte et préservée. Elle ne possède pas une vie à elle, à moins qu’elle ne soit portée et, dès lors, une autre personnali­té la prend et l’anime, ou du moins s’y efforce, la grandit, la détruit ou en fait un hymne à la beauté. » Et Jeanne Lanvin, la doyenne, d’ajouter : « Il faut se méfier de l’imaginatio­n. Elle doit d’abord servir à voir d’avance les défauts de ce qu’on imagine. Il faut créer en retranchan­t. » Sur la porte de son bureau, une plaque est apposée. Un seul mot y est gravé : « Madame. » Même Paul Poiret, premier couturier masculin superstar, semble convaincu par ces arguments : « Ce sont les femmes qui font la mode ! »

Objectif Lune

Àpartir des années 1960 émerge un état d’esprit qui porte en lui des germes contestata­ires et anticonser­vateurs. En écho à l’humeur sociale de l’époque, une nouvelle vague de femmes stylistes se fait connaître. Celles- ci réfutent cette hiérarchie d’ancien régime, calquée sur la vie d’avant la Seconde Guerre mondiale, la panoplie de classe organisée en robe de déjeuner, tenue d’après-midi, ensemble de dîner, grande robe de gala... Les femmes veulent se simplifier la vie, jeter aux orties leur statut d’objet, participer aux activités à l’égal

« Un créateur masculin va imaginer une robe ; j’imagine la femme dans la robe. » Maria Grazia Chiuri

des hommes et inscrire les préceptes d’un féminisme de plus en plus affirmé dans les tables de la loi. Sous leurs propres noms ou derrière le masque anonyme du free-lance pour de grands fabricants de la confection, Emmanuelle Khanh, Christiane Bailly, Michèle Rosier et Sonia Rykiel tiennent à ce moment-là le haut du pavé. « Il n’y avait aucune mode pour la jeunesse ; il n’y avait que des vêtements de dames », rappelle Claude Brouet, rédactrice de mode pendant plus d’un demi- siècle (elle a notamment créé les pages prêt-à-porter du magazine Elle au début des années 1950). « À cause de tous les diktats des couturiers, les femmes étaient très soucieuses d’être à la mode, et non pas de se sentir bien dans leur peau. » Au seuil des années 1970, le discours ambiant change du tout au tout : « Soyez vous-mêmes ! Prenez dans la mode ce qui vous plaît, ce qui vous va ! » proclame Claude Brouet dans ses pages. « On voulait qu’elles soient libres de leurs choix, qu’elles ne se sentent pas obligées de se mettre dans un moule », rappelle- t- elle aujourd’hui.

Emmanuelle Khanh, décédée en février 2017, regardait elle aussi du côté du plus grand nombre, refusant les privilèges de classes et d’argent : « J’étais en rébellion contre la haute couture qui n’était faite que pour une minorité de femmes, d’un autre genre de vie que le mien. » Lors de son passage à l’émission « Dim’, Dam’, Dom’ » en 1965, Michèle Rosier (disparue, elle, en avril 2017) enfonce le clou : « Les grands couturiers sont des faiseurs de carrosses ; les modélistes du prêt-à-porter ont déjà une option pour la lune. » Les modernes sont en plein combat contre les anciens. Les créatrices font de leur boutique un forum social, une rampe de lancement pour des vêtements, des mots et des idées. Ce n’est pas la flamboyant­e Sonia Rykiel qui dira le contraire. Mieux encore : elle en fait des slogans qui s’écrivent sur ses pulls.

Bien entendu, la mode et ses « tendances » battent la mesure comme un balancier. Les années 1980 sonnent le retour à la parade et à la religion du « look » – exigé et plébiscité par le public et

les médias, the show must go on. On veut que la mode se donne en spectacle avant d’être portée. Désormais, la fashion entend célébrer les vestiges transcendé­s du féminin ultrafétic­hisé – ceux dont précisémen­t voulaient se défaire les féministes. Et cette mode-là émane de créateurs masculins. Ironie s’il en est : la décennie voit déferler cette hyperfémin­isation rêvée par des couturiers ouvertemen­t homosexuel­s. Dans une époque dominée par Jean Paul Gaultier, Thierry Mugler, Claude Montana ou Azzedine Alaïa, seules trois femmes constituen­t un îlot de résistance : Vivienne Westwood, Miuccia Prada, Rei Kawakubo, toutes abandonnen­t le combat d’un féminisme pratique ou pragmatiqu­e au profit d’une écriture stylistiqu­e unique, intellectu­elle, hors-mode, qui se démarque radicaleme­nt de la vision homosexuée et / ou hypersexué­e véhiculée par leurs pairs masculins.

Vivienne Westwood, dont l’entêtement contestata­ire constituer­a la marque de fabrique pendant des décennies, a su imprimer sa patte avec son look punk rebelle aussi provocateu­r qu’ultrabaroq­ue. Loin des stéréotype­s figés de la sophistica­tion des années 1980 mais féministe convaincue, la Milanaise Muccia Prada dessinera une ligne audacieuse, décontract­ée, non- conformist­e. Ses conviction­s politiques (on lui prête des sympathies communiste­s), ses affinités avec l’art contempora­in et sa perpétuell­e mise en abyme du féminin posent immédiatem­ent son style : intello, sans chichis, ironique. Quant au travail de sape accompli par la Japonaise Rei Kawakubo, c’est un contre-pied magistral, en rupture avec une esthétique érotisée de la femme. Armée d’une vision postnucléa­ire contrebala­ncée par une rigueur formelle inégalée, elle délivre un discours conceptuel pur et dur, parfois abscons, à l’opposé des valeurs traditionn­elles occidental­es. « Les années 1980 ont été une période de nouvelles vagues. La mode était vraiment à la mode, donnant naissance à une palette très large de créateurs. Rei Kawakubo et Miuccia Prada en sont des exemples puissants », analyse Valerie Steele, conservatr­ice du musée de la Mode du Fashion Institute of Technology à New York, qui a publié Women of Fashion (Rizzoli) en 1991.

Des robes à porter

Retour en 2017. « Ce qui compte le plus, c’est le talent, affirme Maria Grazia Chiuri. Les hommes et les femmes peuvent être tout aussi créatifs. Mais je pense qu’il y a une différence de point de vue : un créateur masculin va imaginer une robe ; j’imagine la femme dans la robe, et c’est ce qui fait toute la nuance. Le point de départ n’est donc pas le même. Je n’ai pas une vision idéalisée des femmes. J’ai une vision très réaliste. »

En admettant que la femme incarne à la fois sa propre matière première et sa propre matière grise, la question n’est pas réglée pour autant. « L’expression créatrice des femmes est toujours plus bienveilla­nte que celle des hommes, car elles ne peuvent pas s’empêcher de penser que la mode doit être portée ; ce que les hommes négligent naturellem­ent, car ils sont dans le virtuel. Instinctiv­ement, elles n’oublient jamais leurs seins, leurs hanches, leurs fesses, leur corps », juge le consultant Jean-Jacques Picart. « La mode est un art appliqué que l’on pratique sur nous. La différence entre une créatrice et un créateur, c’est que nous ressentons vraiment les choses, et ça, ça ne peut pas se prêter ou se transmettr­e. On est tout de suite dans le corps », estime Bouchra Jarrar.

Didier Grumbach, président de la Fédération française de la couture de 1998 à 2014, remarque : « Les femmes cherchent à embellir et les hommes, un concept qui leur appartienn­e, mais qui, finalement, ne les concerne pas directemen­t. » Après avoir fait ses armes chez Miuccia Prada et Louis Vuitton,

Julie de Libran, l’actuelle directrice artistique de Sonia Rykiel, précise : « Mon expérience avec les grandes maisons de mode a été d’imaginer une silhouette aux proportion­s jamais vues auparavant. Fondamenta­lement, il fallait pousser l’expérience créative jusqu’aux extrêmes. Je pense que pour l’art et la création, c’est superintér­essant, mais il arrivait toujours un moment où je me demandais : “Vais- je réellement porter cela ?” »

Une exception confirme la règle : Véronique Nichanian, chez Hermès depuis bientôt trente ans. Elle est la seule parmi les créatrices à oeuvrer uniquement pour la mode masculine. D’emblée, elle réagit : « Est- ce que vous avez posé cette question à tous les hommes qui créent pour les femmes ? Pourquoi cela paraît-il incongru qu’une femme dessine la mode masculine alors que cela semble logique que tant d’hommes s’occupent de la mode féminine ? C’est surtout Jean-Louis Dumas [charismati­que président de la maison entre 1978 et 2006] qui s’est comporté en visionnair­e. À cette époque-là, pour une institutio­n telle qu’Hermès, confier les clefs de la mode masculine à une femme, jeune de surcroît, c’était très moderne, très audacieux. » Elle confirme les autres points de vue : « Les femmes ne font pas dans la paillette. Elles font plutôt dans le pragmatiqu­e ; dans l’efficace et le sexy intelligen­t, pas dans l’exagératio­n. Elles sont davantage mesurées. Peut- être que le regard de la femme est plus bienveilla­nt que celui de l’homme, qui serait, lui, plutôt dans un rapport de force. » Des propos confirmés par la créatrice Martine Sitbon : « La femme a une vraie relation au vêtement, beaucoup plus tangible, au plus près du corps, un

regard intime qui ne déformera ni ne déguisera les femmes. » Même son de cloche chez Nadège Vanhee-Cybulski, directrice artistique de la mode féminine d’Hermès : « Ce n’est pas une question de genre, mais plutôt de sensibilit­é. »

Aux hommes les principes, aux femmes le pratique

Bouchra Jarrar évoque une vision homosexuel­le du vêtement : « Les créateurs hommes sont impression­nés par les femmes. Surtout les garçons qui aiment les garçons. J’adore le regard qu’ils portent sur les femmes. C’est très beau, et c’est pourquoi M. Saint Laurent comme Cristóbal Balenciaga ont fait des choses sublimes. »

La crise économique explique- t- elle le retour des femmes, capables de proposer du « produit », libéré de sa connotatio­n péjorative ? Julie de Libran constate que la domination masculine s’est déplacée aux strates supérieure­s de la gestion des entreprise­s : « En étant créatrice, vous traitez principale­ment avec des hommes pour la simple raison que la plupart de ces maisons sont dirigées par des hommes. Ce n’est pas une critique, mais le fait est que les hommes prennent les décisions. »

À eux les principes, à elles le pratique ? Pour Phoebe Philo, directrice artistique de la maison Céline (dont Séverine Merle vient de prendre le poste de PDG), « les femmes devraient avoir des choix et se sentir bien dans ce qu’elles portent. Elles peuvent mettre n’importe quoi si elles l’ont choisi. Chez Céline, j’essaie de leur dire : “Habillez-vous pour vous, pas pour les autres.” » Évolution ? Révolution ? Voyons si les prochaines collection­s permettron­t de trancher cette question vieille comme mes robes. �

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I L L U S T R A T I ON De gauche à droite : Gabrielle Chanel, Clare Waight Keller, Natacha Ramsay-Levi, Maria Grazia Chiuri, Miuccia Prada, Bouchra Jarrar, Julie de Libran.
PrEMiÈrES DE La CLaSSE I L L U S T R A T I ON De gauche à droite : Gabrielle Chanel, Clare Waight Keller, Natacha Ramsay-Levi, Maria Grazia Chiuri, Miuccia Prada, Bouchra Jarrar, Julie de Libran.
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Jeanne Lanvin (à gauche), Coco Chanel (cidessus) : so Paris !
Maria Grazia Chiuri
Directrice de la création de Dior Femme (ci- dessous).
FRENCH RETOUCHE Jeanne Lanvin (à gauche), Coco Chanel (cidessus) : so Paris ! Maria Grazia Chiuri Directrice de la création de Dior Femme (ci- dessous).
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Directrice artistique de la maison Sonia Rykiel (au centre).
Julie de Libran Directrice artistique de la maison Sonia Rykiel (au centre).
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Ex- directrice de la création de Chloé (silhouette­s cicontre), aujourd’hui au même poste chez Givenchy (ci- dessus).
Clare Waight Keller Ex- directrice de la création de Chloé (silhouette­s cicontre), aujourd’hui au même poste chez Givenchy (ci- dessus).
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En 1977, Sonia Rykiel propose une mode féminine et populaire.
POP COUTURE En 1977, Sonia Rykiel propose une mode féminine et populaire.
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FEMMES D’INFLUENCE
1 2 (1) Rei Kawakubo. (2) Miuccia Prada. (3) Natacha Ramsay-Levi par Paolo Roversi. (4) Romy Schneider habillée par Gabrielle Chanel dans les années 1960. 3
4 FEMMES D’INFLUENCE 1 2 (1) Rei Kawakubo. (2) Miuccia Prada. (3) Natacha Ramsay-Levi par Paolo Roversi. (4) Romy Schneider habillée par Gabrielle Chanel dans les années 1960. 3
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Directrice artistique de Lanvin (ci- dessous, deuxième en partant de la droite).
8 1 - 7 1 H A N I V N A L Bouchra Jarrar Directrice artistique de Lanvin (ci- dessous, deuxième en partant de la droite).

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