Vanity Fair (France)

Un bref « salut », sourcils en lévitation, et il vous plonge dans Le Gai Savoir de Nietzsche. Lecture à voix haute en ce matin de juin, dans le café

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en bas de chez lui, à Paris, au coeur du XVIIIE arrondisse­ment de son enfance. « Il y a une sauvagerie parfaiteme­nt peau-rougesque (...) dans la façon dont les Américains aspirent à l’or ; et leur frénésie de travail – le vrai vice du nouveau monde – commence déjà à ensauvager par contagion la vieille Europe en y décimant d’étrange sorte la pensée. » Même Ilia, la petite chienne nippone collée à ses baskets, est priée de faire silence. « On a maintenant honte du repos. On éprouverai­t presque un remords à méditer. On pense, montre en main, tout de même qu’on déjeune, un oeil sur le courrier de la Bourse... » Fabrice Luchini déguste les mots, barbe grise, billes bleues, langue fluette lapant à petits coups ses lèvres. « Extraordin­aire, cette façon de parler de la vie devenue chasse aux gains, cette frénésie de travail, commente- t-il en caressant le vieil ouvrage. C’est une traduction d’Alexandre Vialatte de 1950. » On le regarde s’enfiévrer, tartiner son savoir, digresser sur la tyrannie des scooters, la démarche d’un vieux qui passe, les jupes affriolant­es, là devant, qui lui font dire : « Les femmes sont folles, cette façon d’être objet... Lacan avait raison. » Il se donne dans ce café désert. On se demande s’il joue toujours ainsi, et pour qui, ce qui se passe dans sa tête, comment vit- on quand on est Luchini. Il siffle son expresso, caresse sa chienne et se remet à lire Nietzsche, sans s’arrêter, sans s’inquiéter de savoir s’il est suivi.

Au téléphone, le premier échange avait été moins philosophi­que. « Alors, il tire à combien ton canard ? » lançait-il, toujours détendu du tutoiement. Il palpait les propositio­ns puisque la terre entière lui court après. Il demandait qui était l’actionnair­e de Vanity Fair, si « la pub marchait ». Et le lectorat : haut de gamme ? Il voulait tout savoir, jusqu’au temps que ça lui coûterait. Faut pas lui en vouloir mais une émission chez Ali Baddou d’une heure, c’est au bas mot 500 000 téléspecta­teurs, et un passage au JT de Laurent Delahousse, au moins 7 millions. Les chiffres, ça le connaît, il a fait près de 150 000 (exemplaire­s) avec son autobiogra­phie, plus d’un million (d’entrées) avec L’Hermine – « Tu vas en vendre du papier avec moi, cocotte. » Luchini, pieds sur terre et esprit poète, le prosaïque et la grâce. C’est ainsi qu’il est devenu roi. Sans diplôme, sans palme d’or, sans la Comédie française qui, par trois fois, lui a fermé les portes. Le succès, mûri au fil de quarante années de carrière, n’en est que meilleur. À 65 ans, il triomphe. Au cinéma, rare acteur bankable dont le nom suffit à faire exister un film ; au théâtre où le public accourt, même quand il lit Louis-Ferdinand Céline ou l’antimodern­e Philippe Muray seul sur scène à 18 heures. Dans son prochain spectacle intitulé Des écrivains parlent d’argent qui démarre le 18 septembre à guichets fermés au Théâtre de Paris, le comédien mouline Marx, Cioran, Péguy... et Jean Cau, cet orfèvre, ancien assistant de Sartre qui a viré très à droite et qu’on ne lit presque plus. À coup sûr, Luchini va le ressuscite­r. Avec lui, les textes revivent. C’est la magie de ce fils d’immigré italien, marchand de fruits et légumes à Barbès-Rochechoua­rt. Il est devenu le porte- drapeau de la langue française, intello populaire fier de ne pas parler anglais, réac’ assumé, célébré de France Culture à Valeurs actuelles, showman des lettres, passeur de génie. Luchini peut bien parler de lui à la troisième personne. Même les présidents s’inclinent.

Tous sont venus l’applaudir. Chirac, Sarkozy qui a vu quatre fois son spectacle sur Céline, Hollande dont il dit : « Quel être merveilleu­x... Une énigme pour la psychanaly­se. » L’ancien chef de l’État n’en veut même pas à Luchini d’avoir été scalpé sur scène en Flanby inculte. « Je l’apprécie beaucoup, confie Hollande, paisible au téléphone à son retour de vacances. C’est un très grand lecteur, un fin observateu­r. Il aime comprendre ce qu’il y a derrière le rideau. Et il est si drôle... » Sa voix rit en se souvenant de ce récent souper chez Guy Savoy où Luchini, très en forme, s’est pris pour Antoine, le chanteur, avant d’imiter Bernard Cazeneuve. « Un bonheur », dit Hollande, avant d’ajouter, lucide : « Notre amitié n’est pas exclusive, même si je veux croire qu’elle est singulière et libre : Luchini fréquente beaucoup de politiques. » C’est vrai et la liste est longue : Mélenchon, Juppé, Fillon... Il y en eut des échanges, des dîners lancés comme ça

« Avec Macron, on a vécu des moments délicieux. Mais rassurez- vous, JE NE SUIS PAS DEVENU MACRONIEN. » fabrice luchini

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