SECRET STORY
Le soldat Bradley Manning a changé le cours de l’histoire en rendant publics des milliers de documents classifiés par l’armée américaine. Une révélation qui lui a permis d’assumer son identité de femme. Chelsea Manning, tout juste libérée de prison, a confié à NATHAN HELLER son nouveau projet : elle-même.
C’est une nuit d’été humide, à New York. Une voiture ralentit dans Bleecker Street. À l’intérieur, une jeune femme se prépare à se rendre, pour la première fois depuis des années, à une soirée. Elle porte une robe Altuzarra bleu nuit et des boots à talons Everlane. Elle a les cheveux courts, son maquillage atténue mais ne dissimule pas ses taches de rousseur. « Je ne sais pas si je connaîtrai qui que ce soit », s’est- elle inquiétée un peu plus tôt, mais elle semble avoir repris le contrôle de ses nerfs. Elle est accompagnée d’un couple d’hommes qui l’encadrent comme des agents de sécurité.
Chelsea Manning – transgenre gracieuse aux yeux clairs – sourit et se tient prête. Depuis qu’elle a été libérée de la prison de Fort Leavenworth, au Kansas, le 17 mai, elle vit à New York et adopte un profil bas. Ce soir, elle fait ses débuts publics dans sa nouvelle peau. De février à avril 2010, alors qu’elle était encore Bradley, analyste militaire stationné en Irak, Manning a envoyé 750 000 documents classés secret- défense ou sensibles à Wikileaks. La brèche ouverte était impressionnante, mais pas autant que le contenu, des vidéos intitulées « Collateral Murder » montrant un hélicoptère américain, à Bagdad, tirant et assassinant un groupe de civils à pied, parmi lesquels des enfants et des journalistes, aux centaines de milliers de messages envoyés par l’appareil diplomatique américain en quarante- quatre ans. Quand Bradley Manning a été démasqué, il a concentré toute l’attention – célébré comme lanceur d’alerte pour les uns, condamné comme traître par les autres. En août 2013, après avoir plaidé coupable pour dix chefs d’accusation, et avoir été reconnu pour vingt, il a été condamné à une peine de trente- cinq ans de prison. Le lendemain du verdict, Manning faisait son coming out.
C’est une autre forme de révélation qui l’attend en ce lundi d’été. Pour l’occasion, Chelsea a choisi la soirée de remise des Lambda Literary Awards, un prix littéraire qui couronne chaque année l’ouvrage d’un auteur lesbien, gay, bisexuel, transgenre ou queer (LGBTQ). Un cocktail glamour, à la liste des invités variée. Manning cherche, dans cette communauté, à être acceptée en dépit de son lourd passé.
La voiture s’arrête devant Le Poisson rouge, une galerie d’art de Washington Square. « Je ne sais pas trop comment faire », murmure, assis sur le siège avant, l’avocat Chase Strangio. Ce jeune homme avenant arborant une fine moustache à la Clark Gable s’est illustré comme l’un des défenseurs des droits des transgenres, notamment en représentant Gavin Grimm, un lycéen trans de Virginie qui contestait son interdiction d’utiliser les toilettes hommes de son établissement, et en se battant pour que Manning puisse suivre son traitement hormonal en prison. Un autre défi l’attend désormais : protéger Manning de toute forme d’attention malsaine.
« Ça m’a l’air plutôt discret », juge Tim Travers Hawkins, un réalisateur qui suit Chelsea Manning pour les besoins d’un documentaire, en regardant l’entrée. Quand il a lancé son projet, produit par Laura Poitras (la réalisatrice de Citizen Four, sur Edward Snowden) il y a deux ans, il pensait utiliser le journal de prison de Manning comme trame d’un film au héros invisible. À quelques jours de la fin du tournage, Barack Obama a commué la peine de Manning. « C’était impensable, raconte Laura Poitras : la presse avait été tellement défavorable... » La libération a changé la donne pour Hawkins. « Un changement radical », avoue- t-il. Ce soir, il est venu avec une caméra compacte.
Manning, Strangio et Hawkins s’engouffrent rapidement. Chelsea est accompagnée le long des quelques marches menant à la soirée qui ne fait que commencer. Une estrade ceinte d’une corde en velours a été dressée. Un plat de crudités attend les convives. Manning commande un cocktail gimlet. Elle semble à l’aise et confirme qu’elle « aime être entourée de monde ». Quand elle était encore considérée comme un homme, elle adorait sortir, même dans l’ennuyeuse ville de Washington. « Les gens sont bien plus ouverts et moins coincés à New York, explique- t- elle. À Washington, il fallait vraiment connaître quelqu’un. »
La musique remplit l’espace faiblement éclairé de lumières bleues et fuchsia. Quelques courageux s’approchent, bientôt rejoints par d’autres. La pièce se peuple peu à peu de candidats aux selfies. « Je voulais juste vous saluer. Vous êtes une héroïne parfaite », « Je vous donne ma carte. On souhaiterait organiser une soirée pour votre retour »... Manning semble décontenancée par l’attention qu’elle suscite. Elle passe son temps à dire : « Merci ! » Elle a 29 ans et affiche désormais une assurance qui frappe comme un soleil d’altitude. Malgré sa petite taille – elle mesure à peine plus de 1 m 50 – elle parle avec une portée de clairon, comme si elle s’adressait à quelqu’un au dernier rang. En
« CET EXCÈS DE CONFIANCE QUAND ON JOUE AU MÂLE, C’EST FINI. » Chelsea Manning
prison, elle lisait des magazines de mode (« J’ai manqué sept ans de mode, mais j’ai rattrapé toutes les saisons grâce à eux ! ») et si elle assume sa féminité, elle fuit ce qu’elle appelle « le style fertile » – petits lapins, coeurs, ce genre... – et choisit des vêtements neutres et plutôt passe-partout.
Accro à l’adrénaline
Sur scène, le DJ mixe Uptown Funk de Mark Ronson et I Feel It Coming de The Weeknd, mais ce n’est pas le moment de danser. Elle est debout, accueille les nouveaux visages qui se pressent de toutes parts, remercie, remercie encore. Elle tient son bras droit de sa main gauche. Aux premières notes de Love On Top de Beyoncé, elle les décroise et se met à jouer avec les breloques de son collier en or. Elle tangue. Elle se penche un peu en avant, rit à une blague. Dès qu’un nouvel ami s’éloigne, elle se tourne et sourit. « Je commence à me détendre ! » dit- elle.
Tout le long de son enfance à Crescent, une ville de 1 400 habitants au nord d’Oklahoma City, elle s’est battue pour comprendre pourquoi elle se sentait si étrange. « Je savais que j’étais différente, se souvient- elle. J’étais attirée par les jeux calmes, mais les enseignants me poussaient toujours vers la compétition avec les garçons. Je passais mon temps à me demander ce qui clochait, pourquoi je n’arrivais pas à m’adapter. » Parfois elle se sentait loin derrière, parfois elle prenait les devants. « Je crois qu’on peut dire que je suis accro à l’adrénaline ! »
« Cet excès de confiance dû au fait qu’on joue au mâle, c’est fini maintenant. » Nous sommes assis dans un parc, par une belle après-midi de juin, à quelques pas du quartier de Tribeca où elle vit depuis son installation à New York. Elle a un style à la fois formel et simple : une robe sans manches Marc Jacobs doublée d’un imprimé à motifs cachemire, un petit sac signé The Row, des boots Vetements Dr. Martens et, touche finale, une ceinture
x noire de la marque 5.11 Tactical, connue pour équiper les militaires et les forces de l’ordre. « Je suis très fan de Marc Jacobs depuis de nombreuses années, même quand je portais des vêtements masculins. Il sait capter une certaine simplicité et une beauté qui me plaît en projetant de la force dans la féminité. »
Dans l’histoire de Manning, la force a été une nécessité avant d’être un choix. Son père, informaticien dans la marine, a subitement quitté le foyer quand l’enfant avait 11 ans. Ce soir-là, sa mère a avalé une boîte de cachets, comme elle l’avouera plus tard à Casey, la soeur aînée de Chelsea. Dans Private: Bradley Manning, Wikileaks, and the Biggest Exposure of Official Secrets in American History, le livre que le journaliste Denver Nicks a consacré à la jeunesse de Manning, il raconte que Bradley était chargé de veiller à ce que sa mère respire pendant qu’elle était évacuée vers les urgences.
Les mois suivants, Casey et Bradley ont eu à gérer l’alcoolisme de leur mère et les tâches domestiques. Nicks rapporte que la mère, galloise d’origine et mariée très jeune, ne savait pas signer un chèque et encore moins payer ses factures ou réclamer une pension. « J’ai dû apprendre à faire toutes ces choses et aussi supporter la tension entre mes parents, confie Manning. Je les aimais tous les deux, mais ils étaient en colère l’un contre l’autre. J’ai toujours eu l’impression que j’avais fait quelque chose de mal et que c’était de ma faute. » (Les membres de la famille Manning n’ont pas souhaité s’exprimer depuis sa libération.)
Bradley a beaucoup grandi entre 12 et 13 ans. Il était attiré par les garçons et en a conclu qu’il était gay. Son père l’avait initié aux ordinateurs et à la programmation dès son plus jeune âge, et Manning a commencé à voir une échappatoire en Internet – vaste, anonyme, plein de réponses... « J’ai appris que je n’étais pas seule. J’ai découvert les différentes possibilités et options », explique- t- elle. Elle a trouvé sa première identité naturelle « parce que l’anonymat me permettait d’être moi-même ».
Le Web était aussi un point de repère dans une série de déplacements. En novembre 2001, alors que Manning allait avoir 14 ans, sa mère a décidé de retourner au pays de Galles et d’emmener Manning avec elle (Casey avait quitté la maison, leur père s’était remarié). Ses responsabilités augmentaient à mesure que la santé de sa mère déclinait. En 2005, après avoir côtoyé de près les attentats de Londres, Bradley est parti vivre avec son père, sa nouvelle femme et son fils. De graves tensions s’en sont suivies, Manning a fini par menacer avec un couteau sa belle-mère, qui a appelé la police, puis a vécu un moment à Tulsa avec un ami, dans une banlieue du Maryland avec sa tante, accumulé les petits boulots ici et là, exploré la scène LGBTQ de Washington, commencé des études jamais finies. À 19 ans, Bradley a consulté un psychologue pour la première fois.
« C’est la séquence de ma vie à laquelle je repense le plus : est- ce que, si je m’étais vraiment installée dans le Maryland et que j’avais vu quelqu’un à l’époque, j’aurais pu me dire : “Voilà ce que je suis et ce que je veux faire” ? J’ai envisagé de changer de genre dès ce moment. Mais j’ai eu peur, m’assure- t- elle. Je regrette vraiment de ne pas m’être rendue compte que j’avais, pour me soutenir, l’amour dont j’avais besoin, particulièrement de ma soeur et de ma tante. »
Elle a, au contraire, fait un choix radicalement différent. C’était l’époque de la prétendue tension en Irak. Les nouvelles étaient inquiétantes. « Je ne savais pas qui j’étais, se souvient- elle dans le parc. Peut- être que l’armée allait m’aider à m’en sortir. » Elle regarde la rivière. « C’était naïf, mais très réel pour moi en 2007. »
Derrière nous, sur la pelouse, des filles répètent une chorégraphie : « ...cinq, six, sept, huit... » Un peu plus haut, sur les quais, des générations de jeunes gens LGBTQ se sont adonnées au vogueing sous les étoiles. Si Manning avait fait preuve d’un peu plus de courage, sa vingtaine aurait été toute différente. Mais Bradley a été enrôlé dans le Missouri, formé au renseignement en Arizona et a travaillé pendant presque un an à Fort Drum, dans l’État de New York, comme analyste avec accès à des pièces classées secret- défense, puis, en octobre 2009, envoyé sur le terrain près de Bagdad, en qualité de soldat spécialisé : une personne de 22 ans, dans un environnement hostile, avec un accès privilégié aux secrets les plus noirs de l’armée américaine.
Déferlement d’amour
Au Poisson rouge, minuit sonne à peine et la soirée s’achève déjà. La musique s’éteint, la lumière des néons vacille. Un after est prévu – sans chichis – chez Julius, une brasserie connue pour être le plus vieux bar gay de New York. Strangio a mis les voiles – il a une famille – mais Chelsea décide de poursuivre la soirée. Un nouveau monde s’ouvre à elle, ça n’est pas le moment de rentrer. Manning n’a pas de carte d’identité pour l’instant – elle est partie avec sa vie
« QUAND J’AI RENCONTRÉ SNOWDEN, J’AI SENTI CETTE MÊME PUISSANCE ÉTRANGE. » Laura Poitras (réalisatrice de Citizen Four)
d’avant – mais le physio à l’entrée attendait sa venue. Manning a fait son coming out par écrit, l’a envoyé au « Today Show » sur la chaîne NBC où sa lettre a été lue. Elle demandait que l’on utilise le féminin à son égard et exprimait le souhait de suivre un traitement hormonal. Elle avait pensé faire cette déclaration plus tôt – elle avait commencé à porter des vêtements féminins dès février 2010 et affirmé être une femme aux gardiens de la première prison où elle était incarcérée – mais craignait que ça ne complique son procès. « L’occasion de le faire au “Today Show” s’est présentée, et ça s’est passé un peu plus vite et plus tôt que je ne l’aurais souhaité, avoue- t- elle. Honnêtement, j’ai été surprise par le déferlement de soutien et d’amour que j’ai reçu. » Les réactions négatives – et il y en a eu – ne semblent pas l’avoir marquée. Un trait d’optimisme typique de cette femme qui émaille ses tweets de coeurs et d’arcs- en- ciel.
La bureaucratie carcérale a été une autre paire de manches. Strangio, lui-même transgenre, s’est battu dès 2013 pour qu’elle soit autorisée à prendre son traitement hormonal. « Notre but était qu’elle puisse être suivie médicalement, explique- t-il. La loi est sans ambiguïté de notre côté, mais nous sommes confrontés à tellement de préjugés culturels dans les tribunaux et autres institutions... » Pendant ce temps, en prison, Manning a dû chercher l’équilibre par d’autres moyens. « La première chose que j’ai appris à faire, c’est d’éviter la télévision », raconte- t- elle. Elle s’est abonnée à une cinquantaine de publications consacrées à l’actualité, la politique internationale, les sciences et techniques, et bien sûr, à la mode. Elle me décrit l’expérience comme « une version imprimée d’Internet ». Elle a aussi lu des livres : des classiques, de l’anticipation, des romans contemporains. Elle a particulièrement accroché avec les biographies : la reine Isabelle la Catholique, Jeanne d’Arc... Elle a lu trois fois Wild : marcher pour se retrouver, le best- seller introspectif de Cheryl Strayed (10/18). Elle semble apprécier les personnages doués d’une grande force intérieure en proie à l’absurdité bureaucratique. « J’en étais arrivée à un point où mes attentes se limitaient au prochain repas, à l’heure du coucher, au jour suivant... » Avant que sa peine ne soit commuée, elle a payé, psychologiquement, le prix fort. Elle a tenté de se suicider, pour la deuxième fois, il y a moins d’un an. Puis, en janvier 2017, la Maison Blanche a appelé l’un de ses avocats. Dans le communiqué annonçant la commutation de sa peine, le président Obama a souligné qu’il ne s’agissait pas d’effacer le crime dont elle était accusée. « Soyons clairs : Chelsea Manning a purgé une peine sévère, a- t-il affirmé en conférence de presse. Je suis très à l’aise avec la façon dont la justice a été rendue. »
Le jour de sa libération, les choses se sont passées très vite. Elle a choisi sa première tenue de femme : un chemisier rayé noir et blanc, avec baskets assorties. Elle s’est arrêtée dans une pizzeria au bord de la route, a commandé une part et a posté une photo sur Instagram : (« La pizza la plus libre de ma vie ! » me ditelle). Aux avocats qui étaient venus la chercher, elle a demandé de la conduire à la campagne. « Je crois que j’ai passé cinq ou six heures assise dehors. »
Un jour après avoir quitté la prison, elle a publié une nouvelle photo (« OK, donc me voici, tout le monde !! ») avec le hashtag #HelloWorld cher aux geeks. Elle portait une longue robe noire très chic, était soigneusement coiffée et savamment maquillée. Dans un texte publié par le quotidien britannique The Guardian et écrit en prison, elle confiait ses inquiétudes sur sa vie de femme à venir. Maintenant qu’elle n’a plus peur d’être « découverte » par les autorités militaires, elle affirme que ses craintes se sont envolées. « Cela me paraît naturel, dans l’ordre des choses, contrairement à cette anxiété, cette incertitude, cette gêne que je ressentais quand je faisais semblant d’être un homme. C’est difficile à décrire. C’est du passé », analyse- t- elle.
Aucun moyen d’alerter
Laura Poitras, qui a rencontré Manning juste après sa libération de prison, avoue avoir été bluffée par la détermination de la jeune femme. « Certaines personnes mettent leur vie en jeu pour une cause et en sortent indemnes. C’est ce que je ressens chez elle, me dit la journaliste. Maintenant qu’elle est libre, que va- t- elle faire de cette liberté ? Quand j’ai rencontré Edward Snowden à Hong Kong pour la première fois, j’ai senti ce même genre de puissance étrange. »
À deux reprises, au cours de la conversation, et de manière légèrement différente, j’ai demandé à Chelsea ce qu’elle regrettait de sa période « soldat Bradley Manning ». Le fait d’avoir révélé des secrets d’État n’apparaît pas sur sa liste, même si c’est ce qui l’a fait connaître et condamner pour haute trahison. « J’ai pris la responsabilité et accepté les conséquences de mes actes, affirme- t- elle. Je crois qu’il est important de souligner que, quand on est exposé à un méfait d’État – illégal, immoral ou contraire à l’éthique –, il n’existe aucun moyen de réagir. Tout le monde dit que j’aurais pu passer par d’autres canaux, mais les canaux officiels ne fonctionnent pas ! »
Elle a tenté d’alerter la presse avant de tout balancer à Wikileaks : « En 2010, j’ai fait le tour des journaux à Washington pour essayer de faire publier ces trucs dans The Washington Post, puis je suis allée voir The New York Times. » ( Lire la suite page 136 )