Vanity Fair (France)

LES TODD guerre et paix

: fils, le sociologue et le journalist­e Olivier et Emmanuel, le père et le famille extravagan­te deux intellectu­els rivaux dans une Sartre, un ancien rabbin, où l’on croise Paul Nizan, Jean-Paul en chef du Vogue anglais... un directeur d’opéra et une ex-ré

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Sa voix aux accents snobs s’envolait régulièrem­ent dans les aigus. Autour de lui, un fatras de feuilles noircies et de livres cornés. En ce printemps 2007, Emmanuel Todd me recevait pour parler du Rendez-vous des civilisati­ons, son ouvrage écrit avec le démographe Youssef Courbage (« La République des idées », Le Seuil). Tout se passait bien. Dans son appartemen­t parisien du XIVe, il revenait sur La Chute finale (Éditions Robert Laffont, 1976), publié à l’âge de 25 ans, où il prédisait l’effondreme­nt du système soviétique ; il se dénigrait avec humour ; il insistait sur sa volonté de lutter contre l’islamophob­ie. Et puis, à un moment donné, sans doute parce que je trouvais normal de parler de sa famille à un spécialist­e des systèmes familiaux, j’ai naïvement répété ce que son entourage me disait de lui : « Vous êtes bien le fils de votre père. » Changement brutal d’atmosphère. Emmanuel Todd a prononcé quelques phrases troublées, s’est levé d’un coup, avant d’ouvrir la porte d’entrée : en face de moi, l’ascenseur menant à la rue. Fin de l’entretien.

Je le retrouve dix ans plus tard, apaisé, toujours dans le même appartemen­t, celui de sa mère, morte en 1985. Son nouvel essai, Où en sommes-nous ?, dont les hebdomadai­res se sont âprement disputé la publicatio­n des bonnes feuilles, ramasse quarante- cinq années de recherches sur la famille pour déchiffrer le monde actuel. Quand je reviens sur le sujet qui l’a autrefois froissé, il se courbe, attrape une feuille de brouillon sur la table basse, griffonne à grands coups de crayon son arbre généalogiq­ue. « Vous voyez », dit-il. Sur les branches, le philosophe et écrivain Paul Nizan, passé à la postérité pour avoir écrit, dans Aden Arabie : « J’avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie » ; l’ancien grand rabbin de Bordeaux, Simon Lévy ; le directeur des concerts et des bals de l’Opéra sous Napoléon III, Isaac Strauss, lui-même arrière- grand-père de l’anthropolo­gue Claude Lévi-Strauss ; la rédactrice en chef du Vogue britanniqu­e entre les deux guerres, Dorothy Todd... S’il peut se montrer prolixe à leur sujet, il a plus de réticence à évoquer la figure du père, Olivier Todd, immense journalist­e, biographe, entre autres, de Malraux et de Camus. Emmanuel entretient avec lui des rapports complexes. Ses idées viennent de lui : sa loyauté patriotiqu­e, son antiracism­e viscéral, sa passion égalitaire. Son parcours universita­ire aussi : Sciences Po et Cambridge. Même son caractère, mélange d’arrogance intellectu­elle et de fragilité psychique. D’un trait, il résume : « Je suis infidèle au milieu intellectu­el parisien parce que je suis fidèle à ma famille. »

Au sortir de la guerre, Olivier Todd rencontre Anne-Marie Nizan, la soeur de Patrick, un copain de lycée. Coup de foudre, mariage à 19 ans alors qu’ils sont encore étudiants. JeanPaul Sartre, tuteur d’Anne-Marie, est leur témoin. Le couple a deux enfants, un garçon, Emmanuel (1951), puis une fille, Camille (1955). La lignée maternelle, issue de la première communauté juive française émancipée en 1791, reste persuadée que l’antisémiti­sme ne sera jamais définitive­ment terrassé. Pendant la guerre, elle s’est massivemen­t convertie au catholicis­me pour échapper aux persécutio­ns nazies. Le petit Emmanuel est élevé avec un crucifix au- dessus de son lit. « Je ne savais pas, quand j’étais enfant, que j’étais d’origine juive. Je pensais que le fonctionne­ment de ma famille était normal. Ensuite, j’ai constaté qu’ils étaient complèteme­nt fous et, après, j’ai enfin compris qu’on était d’origine juive. » La mère, Anne-Marie, a fait une dépression six mois après la naissance de son fils. « Elle a disparu à l’intérieur d’elle-même. » Emmanuel est pris en charge par les arrière- grands-parents maternels, Germaine Hesse et Robert Alphen. Ils ont tout ce que ses parents ne possèdent pas et qu’il rechercher­a toute sa vie : une gentilless­e et une gaîté à toute épreuve. Sa mère vient le voir le week- end, dans la maison de Grandchamp, située au Pecq, dans les Yvelines. La famille Todd et les enfants : ils se délestent aisément de leur progénitur­e, au profit des génération­s précédente­s. La famille Todd et l’argent : ils en ont eu beaucoup, ils n’en ont plus du tout. Très vite, la maison doit être louée à des Américains. Les arrière-grands-parents se replient dans un modeste trois-pièces de

« Mes malheurs ont commencé lorsque je suis parti habiter chez mes parents. Je l’ai vécu comme une déportatio­n. » Emmanuel Todd

Saint-Germain- en-Laye, situé dans l’ancien hôtel de Noailles. Les toilettes sont sur le palier. Les parents s’installent, à leur suite, à deux pas de là. « Mes malheurs ont commencé lorsque je suis parti habiter chez eux à l’âge de 4 ans, se souvient Emmanuel Todd. Je l’ai vécu comme une déportatio­n. » Ses parents passent leur temps à se disputer. Le père est une personnali­té colérique, un mâle dominant qui fiche une peur bleue à son petit garçon. Il n’a jamais levé la main sur lui, mais il semble toujours sur le point d’en découdre.

ELa chance des enfants abandonnés

mmanuel étudie au lycée internatio­nal de Saint-Germain- enLaye. Doté de trois grands-parents communiste­s et d’un quatrième social- démocrate, il adhère au PCF à l’âge de 17 ans, avant de s’en détacher, à 19 ans. Lui qui s’est prononcé du bout des lèvres en faveur de Jean-Luc Mélenchon lors de l’élection présidenti­elle, a adhéré à la doxa familiale : le mal absolu est la désignatio­n de boucs émissaires d’origine étrangère et la déificatio­n de l’inégalité économique. « C’est lié à l’histoire de ma famille, dit-il. Le socle indépassab­le est pour nous la question des immigrés et de leurs enfants. Dos au mur, c’est ce que je choisirai : la résistance à la notion d’inégalité dans les rapports entre les groupes humains. L’antiracism­e n’a rien à voir avec les bons sentiments. Ce sont des valeurs absolues. » Ses parents sont « Algérie algérienne ». Il se souvient de s’être fait traiter dans la rue, plusieurs fois, de « sale bicot » lorsqu’il était enfant. Chez lui, tous ont pensé que la création d’Israël était une « mauvaise idée ». « Les antisionis­tes profession­nels me donnent autant de boutons que les sionistes profession­nels. Israël ne m’intéresse pas. J’ai une attitude diasporiqu­e normale, du style : on est là pour écrire des livres et non pour s’empéguer avec les Arabes. »

Emmanuel Todd assure tenir plus de sa mère que de son père. Je me dis, en l’écoutant, qu’il a accepté de parler de sa famille uniquement pour la faire

revivre. D’ailleurs, il se lève, part chercher des photos d’elle dans la pièce d’à côté. Il souhaite que j’admire son nez en trompette. « Elle réussissai­t à faire tenir des anneaux en équilibre dessus. » Il dit : elle était « castratric­e ». Il dit : elle était « admirable ». Anne-Marie Nizan a passé la majeure partie de sa vie entre deux personnali­tés dominatric­es, sa mère (Henriette Nizan) et son mari (Olivier Todd), semblable à une lumière plongée dans l’ombre. Elle était une mère magnifique, lointaine, brillante. Elle avait à peine 12 ans quand son père, Paul, est mort au champ d’honneur en 1940 lors de l’offensive allemande. L’auteur des Chiens de garde était une légende bien au- delà de ses écrits, ami de JeanPaul Sartre et l’incarnatio­n même du normalien. Communiste convaincu avant de rompre avec le PCF lors du pacte germano- soviétique en 1939, il fut ensuite considéré comme un traître. À sa mort, la famille s’est exilée à Hollywood en attendant la fin de la guerre. De retour en France, Anne-Marie Nizan a poursuivi une carrière de publicitai­re. Elle est restée mariée avec Olivier Todd durant vingt- cinq ans. Un couple magnifique dont la beauté était une prison. La séduction à réassurer, la peur de vieillir, la tyrannie des apparences. Emmanuel Todd s’est rapproché de sa mère seulement sur le tard. « Il y a une prime à l’abandon, m’explique- t-il. Les bons parents créent une situation de totale satisfacti­on chez l’enfant qui n’hésite pas une minute à se débarrasse­r d’eux puisqu’il en a obtenu tout ce dont il avait besoin. L’enfant qui reste attaché à ses parents toute sa vie, c’est celui dont les parents ne se sont pas occupés. Il demeure dans une sorte d’espoir. Il attend que quelque chose qui n’a jamais eu lieu advienne enfin. » Quand sa mère meurt à l’âge de 57 ans, Emmanuel Todd en a à peine 34. Il est resté auprès d’elle jusqu’au bout. Il vit ce drame comme un second abandon. Il perd pied. Sa vie personnell­e part par- dessus bord avec un divorce et un remariage éphémère.

SLes nourrisson­s socialiste­s unifiés

on père reste le point névralgiqu­e de son existence. Olivier Todd est né en 1929, en France. Il est le fils de Julius Oblatt, un architecte juif austro-hongrois, et d’Hélène Todd, une communiste anglaise. Julius a quitté Hélène avant qu’elle n’accouche. Il a toujours prétendu qu’il ignorait qu’elle était enceinte. Quand il en sera informé, il lui écrira d’Allemagne : « Je ne savais pas que quelque chose comme ça était arrivé. » « Ça », c’est donc Olivier. Le dialogue ne s’établira jamais entre père et fils. Olivier préfère le lignage féminin : sa grand-mère, Dorothy Todd, fut une Anglaise lesbienne, un temps rédactrice en chef de Vogue, qui a passé la fin de sa vie à Cambridge. Sa mère, Hélène, s’est installée à Paris dans les années 1920. Elle est restée une Britanniqu­e acculturée et communiste jusqu’au bout. Emmanuel Todd la décrit comme une femme sévère et ennuyeuse. Henriette Nizan disait d’Hélène Todd : « Ta grand-mère est un manche à balai secoué de sentiments violents. » Olivier Todd est une figure majeure du journalism­e au Nouvel Observateu­r, où il couvre la guerre du Vietnam, puis à L’Express, où il rejoint, comme rédacteur en chef, son ami Jean-François Revel. « Quand il entrait dans une pièce, il capturait toute la lumière », se souvient le chroniqueu­r en géopolitiq­ue Bernard Guetta, dont les parents étaient inséparabl­es des Todd. Bernard et Emmanuel ont grandi comme deux frères. Olivier Todd les surnommait tous deux les « NSU », les nourrisson­s socialiste­s unifiés.

De son père, Emmanuel Todd se contente de deux mots, « excellent et exécrable ». Les proches témoignent d’une relation tissée de rivalité, de jalousie, d’admiration. Aujourd’hui, père et fils ne se parlent plus. Olivier a été « excellent » sur le plan intellectu­el. Il se laissait battre à plates coutures aux échecs par son fils de 12 ans ; il l’a encouragé à faire Sciences Po ; il a remis La Chute finale à son ami Revel, persuadé de l’importance du livre. Il a été « exécrable » sur le plan familial. Un séducteur infidèle en compétitio­n avec tous les hommes qu’il croisait. « J’ai avec mon père des rapports oscillatoi­res, me dit Emmanuel. J’ai de bons et de mauvais moments avec lui. Il a été un immense séducteur. On s’est partagé les domaines. À lui, la virtuosité dans le domaine des femmes et à moi la maîtrise dans le domaine intellectu­el. Mon père et moi, c’est la fracture sociale, mais en pire. » Il reprend son souffle : « J’ai été écrasé dans le domaine de la séduction et de là viennent toutes mes difficulté­s avec les femmes. Il a eu des centaines de maîtresses dans sa vie et moi, une vingtaine tout au plus. Il leur a laissé d’excellents souvenirs alors que, moi, aucune de mes ex ne me supporte. Je dois être horrible d’une façon qui m’échappe. »

Les deux hommes ont cependant beaucoup de points communs. Olivier Todd a dû composer avec un beau-père mort écrasant ; Emmanuel Todd a dû composer avec un père vivant écrasant. Le premier s’est choisi un père de substituti­on, avec Jean-Paul Sartre, comme le second l’a fait, avec Emmanuel Leroy-Ladurie. Olivier Todd a quatre enfants de trois femmes différente­s ; Emmanuel Todd a quatre enfants de trois femmes différente­s. Ils ont tous deux aimé passionném­ent la même femme : Anne-Marie Nizan. Olivier Todd était à Washington quand il a appris que son épouse était condamnée par la maladie. Il s’est effondré, en sanglots, au téléphone. Le fils s’est promis de faire le contraire de son père en tout, mais il marche souvent sur ses traces. Comme son père, il a une vie sentimenta­le chaotique et, comme son père, il est passé par Cambridge. « Peutêtre ai-je traité ma révolte par un hyperconfo­rmisme. » David, le fils d’Emmanuel Todd, habite la Grande-Bretagne. Après des

études à Cambridge (lui aussi), il s’est spécialisé dans l’histoire du libre- échangisme et du protection­nisme (comme son père). Aujourd’hui, deux des quatre enfants d’Emmanuel Todd ne lui adressent plus la parole. « 50 % de mes enfants sont actuelleme­nt furieux contre moi. Mais quand je pense à mes enfants, je crois en Dieu. » Emmanuel Todd entretient avec eux des rapports – comment dit-il déjà ? – « oscillatoi­res ».

ALe récit des déboires sentimenta­ux

utre point commun : père et fils n’ont pas eu une carrière à la hauteur de leur brio, à cause de leur incapacité à rentrer dans le rang. Le journalist­e Olivier Todd était aussi ombrageux que talentueux. Ses rapports avec Jean Daniel, le fondateur du Nouvel Observateu­r, ont été idylliques avant de devenir cauchemard­esques. Mais personne n’a jamais remis en cause son courage et son talent profession­nels. Il fut l’un des rares journalist­es occidentau­x à aller dans les maquis du Vietcong afin de couvrir la guerre du Vietnam. Il en a rendu compte avec un militantis­me pro-Vietcong, avant de reconnaîtr­e son erreur et dénoncer l’imposture du communisme. Une partie de la gauche ne le lui a pas pardonné. Jugé trop à droite au Nouvel Observateu­r, trop à gauche à L’Express. Sa carrière s’est arrêtée net à l’âge de 52 ans, quand il fut licencié de L’Express par Jimmy Goldsmith dont il refusait de suivre le virage droitier. Avec le temps, devenu anticommun­iste, il a levé les yeux au ciel devant les sympathies politiques d’Emmanuel. Comme si le fils ne savait pas quoi faire pour se démarquer du père.

Todd aussi est resté à la marge du système universita­ire français. Il paye son caractère inflammabl­e. Quel chercheur est-il ? « Ma famille m’a transmis la clarté et la violence », dit-il. S’exprimer sans chichis, s’affronter sans ciller. Sa trajectoir­e est pleine de ruptures, de brouilles, de disputes. Il choisit toujours le conflit plutôt que le confort. Dès ses études à Cambridge, Emmanuel Todd a entretenu des rapports exécrables avec son directeur de thèse, Peter Lasslet. L’étudiant soupçonnai­t le professeur de lui voler ses idées. De retour en France, il a prédit l’effondreme­nt du système soviétique dès 1976 dans un essai retentissa­nt, La Chute finale. Un coup de maître. Il est alors projeté sur le devant de la scène médiatique. Il est jeune, il est beau, il est doué mais il ne devient pas l’enfant prodige du milieu intellectu­el français. Trop borderline, trop hors cadre, trop en surchauffe, trop autodestru­cteur, trop iconoclast­e. « Je suis l’horrible enfant de l’establishm­ent », soupire- t-il.

De 1977 à 1984, Emmanuel Todd travaille au « Monde des livres ». Là encore, il se brouille avec une bonne partie du milieu intellectu­el en ne traitant pas, ou en traitant mal, les essais des uns et des autres. Il entre à l’Institut national d’études démographi­ques où il fait toute sa carrière de chercheur. Il a pressenti l’effondreme­nt du système soviétique. Il écrit des essais sur celui de l’euro (L’Illusion économique, Gallimard, 1997), l’affaibliss­ement de la domination américaine (Après l’empire, Gallimard, 2001), la révolution du monde arabe (Le Rendez-vous des civilisati­ons, Le Seuil, 2007). Il s’est positionné contre le libre- échangisme, contre la monnaie unique, contre les élites françaises. « Mon travail a été entremêlé de catastroph­es financière­s liées à mes multiples divorces. Ma fibre prospectiv­e et polémiste a été maintenue par une existence cataclysmi­que. C’est une vie qui accumule les échecs matrimonia­ux, mais qui donne des livres écrits dos au mur. Quand on est au bord de l’abîme, on ose penser des choses qu’on ne pense pas dans une vie confortabl­e. » Emmanuel Todd semble toujours avoir maille à partir avec la dépression. Prêt à y entrer, en plein dedans, tout juste sorti. Il est tombé malade, après

« Mon père et moi, c’est la fracture sociale, mais en pire. »

la parution de Qui est Charlie ? (Le Seuil), où il décrivait les manifestan­ts du 11 janvier 2015 comme des « catholique­s zombies » islamophob­es. La violence des réactions l’a pris de court. Bernard Guetta dit de son ami : « À chaque fois que je le rencontre, il sort de trois tremblemen­ts de terre. »

Emmanuel Todd ne veut « surtout pas » relire les propos qu’il me tient, contrairem­ent à ce que demandent certains auteurs. Il se connaît suffisamme­nt pour savoir qu’il bifferait tout ce qui concerne les siens. L’homme peut entrer en conflit personnel avec sa famille, mais l’intellectu­el demeure en paix avec elle. Ils se disputent sans cesse les uns avec les autres, restent des années sans se parler, mais se retrouvent pour communier dans le culte de l’égalitaris­me et de l’antiracism­e. « On peut être anglais, juifs, bretons, mais on est tous à gauche. On se retrouve du même côté durant les guerres. Je n’ai jamais eu de conflits idéologiqu­es sévères avec mon père. On ne fait pas partie du petit milieu parisien. » Son père rentrait tous les soirs du Nouvel Observateu­r en hurlant : « Ce con de Jean Daniel ! » L’histoire a fait le tour du monde de l’édition : Olivier Todd a insulté publiqueme­nt Alain Finkielkra­ut, à la Rotonde, car ce dernier avait dit du mal de son fils lors de la sortie de Qui est Charlie ? Dans la famille, ils ont le sang chaud et la déférence en horreur. Parmi les intellectu­els français, Emmanuel Todd respecte Régis Debray, Marcel Gauchet, Pierre Rosanvallo­n. Il a longtemps été le voisin de ce dernier, dans le XIVe arrondisse­ment de Paris. Il le croisait dans la rue et lui racontait ses déboires sentimenta­ux. « Pour lui, sourit-il, c’était Les Mille et Une Nuits. » Il ne veut rien avoir en commun avec les penseurs médiatique­s de Saint-Germain- des-Prés. « Peut- être que je suis dans l’illusion de moi-même. On trouve cette idée dans les contes populaires anglo- saxons tournant autour du thème de l’élection : on avance dans la vie sans savoir qui l’on est, avec une représenta­tion fausse de soi-même et de sa mission et puis, tout d’un coup, on découvre réellement qui on est. Peut- être que le naufrage final de mon existence sera que je suis, in fine, un intellectu­el parisien. »

E« Tu te prends pour Patrick Bruel ? »

mmanuel Todd a quitté Gallimard, lors de Qui est Charlie ?, afin de retourner au Seuil. Il avait refusé de tenir compte des remarques de son éditeur, Éric Vigne. « Gallimard est la seule maison d’édition qui pense qu’elle pourrait exister sans ses auteurs. » Sur les plateaux de télévision, il lui arrive de se montrer intempesti­f, incontrôla­ble, intolérant. « Un timide est toujours agressif et antipathiq­ue, explique- t-il. Je donne l’impression d’être à la fois sauvage et sinistre. La polémique est une activité intellectu­elle noble. On a des privilèges, on écrit des livres, on mène des existences agréables. On ne va pas, en plus, donner le spectacle de réunion dans un salon mondain d’un autre siècle. » Il ne reste jamais bien longtemps en groupe. Ses incursions en politique française ont toutes été désastreus­es. Ses noces avec les présidents, de Jacques Chirac à François Hollande, n’ont jamais duré plus de quelques mois. En 1998, il a créé avec le journalist­e Philippe Cohen la Fondation du 2-Mars. On y croise alors des souveraini­stes comme Henri Guaino, la journalist­e Élisabeth Lévy ou l’essayiste Pierre-André Taguieff. Il rompt avec fracas. « Je ne suis pas parti en guerre contre des connards qui pensent que la nation n’existe plus pour me retrouver avec d’autres qui pensent qu’il n’y a que la nation. Je suis allé voir Élisabeth Lévy, la secrétaire générale du think- tank à l’époque, et je lui ai dit que je voulais que mon nom soit retiré de la liste des membres fondateurs. Elle m’a répondu : “Mais tu n’es pas si important que ça ! Tu te prends pour Patrick Bruel ou quoi ?” » Emmanuel Todd reconnaît son incapacité à se fondre dans une bande : « J’ai passé trop de temps tout seul. »

Les décennies s’écoulent et il est toujours vêtu de la même manière. Une chemise bleue, un jean trop large, un pull noir, une paire de chaussure de bateaux. Il est de plus en plus coiffé n’importe comment, il s’en fout, et son visage s’est lesté de gravité. Aujourd’hui encore, quand il va mal, les lieux de son enfance l’apaisent. Pour se sécuriser, il repense à l’appartemen­t de ses arrière- grands-parents maternels à Saint-Germain- enLaye. Il se sent alors au milieu de ce qui restait d’une famille juive après deux guerres mondiales : la gaîté. Il a longtemps été nostalgiqu­e de tout. De la maison de famille à La Garde- Freinet ( dans l’arrière-pays de Saint-Tropez), de Mai 68 quand il lançait des pavés, de l’enfance ennuyeuse auprès de ses parents. Il fut un temps où il se rendait régulièrem­ent en pèlerinage devant le petit hôtel de Noailles. Il faisait le tour du parc avec ses enfants. Un trop-plein de nostalgie l’a forcé à se tourner vers l’avenir. À La Garde-Freinet, ses souvenirs d’enfance errent encore dans chaque pièce, comme de fragiles fantômes. Il partait toute la journée dans la nature, avec ses amis, et revenait couvert de bleus. Tout était possible et la peur n’existait pas.

Avec les droits d’auteur d’Après l’empire (2001), il a acheté une maison en Bretagne. « J’ai basculé du côté de l’avenir parce que le passé était trop douloureux. » La conscience d’être d’origine juive s’est installée, avec les années, lentement mais fortement. « N’ayant vécu que pour mes enfants et pour les livres, il ne m’est pas trop difficile de me dire, qu’au fond, j’ai été, en termes de vie concrète, un bon juif. » Mais quand il traverse la nef d’une église romane, il ne peut s’empêcher de faire le signe de croix.

Il y a trois ans, le fils et le père se sont retrouvés au restaurant. Olivier Todd venait de subir une lourde opération. Une jolie serveuse passe. Le père en profite pour se plaindre, à 85 ans, de ne plus plaire aux jeunes femmes autant qu’auparavant. Emmanuel lui fait part de son arthrose et lui dit que, lui, n’arrive plus à se baisser sans douleur pour ramasser un objet. Olivier hurle alors dans le restaurant, content d’avoir trouvé un sujet de conversati­on avec son fils : « Tu n’arrives plus à baiser ? » Toutes les têtes se sont tournées vers eux, dans un même mouvement de stupeur. Emmanuel, gêné, a changé de sujet. Olivier Todd a aujourd’hui 88 ans. Il répète souvent que, dans la vie, on ne peut compter que sur sa famille. �

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