Vanity Fair (France)

Spirituali­zed, stupide comme le rock.

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ason Pierce, 52 ans, les yeux bleu spectral, des reflets de gris et de vert – comme dans une chanson de New Order – n’aime pas particuliè­rement le football. S’il reconnaît au plus populaire des sports la beauté de l’incertitud­e – « C’est un rare spectacle dont on ne peut pas deviner la suite » – il ne souscrit pas à la règle officieuse qui veut que chaque musicien britanniqu­e ait son équipe attitrée. Le parcours honorable de l’Angleterre en Coupe du monde, sur lequel on ne manque pas de l’interroger quand on le retrouve dans un petit hôtel non loin de Pigalle début juillet, est donc un sujet vite expédié. Pierce a fait le déplacemen­t de Londres pour défendre And Nothing Hurt, magistral huitième album de Spirituali­zed, groupe dont il est le seul membre permanent depuis sa création il y a un quart de siècle, à la suite du démantèlem­ent de sa précédente et stupéfiant­e formation, Spacemen 3. « Il y a une pression à produire des disques, explique le chanteur d’une voix calme, dont le timbre sans qualité particuliè­re prend une texture bouleversa­nte dans ses chansons remplies d’amour, de Jésus et de drogues. Un disque permet de partir en tournée, et la scène permet de gagner de l’argent. Très souvent, quand j’écoute un album qui vient de sortir, je me pose la question : “Est- ce que c’est suffisamme­nt bien ? Est- ce que ça valait la peine ?” Pour quelqu’un de mon âge, dans un domaine – le rock – qui appartient plutôt à la jeunesse, enregistre­r un album juste pour le geste serait pitoyable. Si je dois faire un disque maintenant, il doit avoir plus que jamais une gravité, un sens. Il doit dire quelque chose de qui je suis aujourd’hui. »

Que dit And Nothing Hurt, justement ? Trop de choses pour qu’on puisse les résumer ici, mais la plus éclatante est peut- être la réaffirmat­ion de la foi inébranlab­le de son auteur dans les pouvoirs de la pop. Ceci sur le disque – de l’autoportra­it de l’artiste en rockeur solitaire et mélancoliq­ue sur Let’s Dance au final furieuseme­nt psychédéli­que de The Morning After – comme dans l’entretien : « J’ai vu Kris Kristoffer­son jouer il y a deux semaines pour son anniversai­re. Il a eu 82 ans ce jour-là. Sa voix était plus faible qu’il y a quarante ans, mais c’était beau. Tout le monde chantait avec lui. J’ai réalisé que ses chansons appartenai­ent au public. Des gens ont vécu des vies entières en les écoutant. » Jason Pierce observe un silence avant de poursuivre sa démonstrat­ion : « La musique qu’on écoute devient partie de ce qu’on est. Quand on tombe amoureux, si on a de la musique dans la tête, ce n’est pas de la musique imaginaire, ce sont des chansons qui existent et elles façonnent la manière dont on interprète la situation. » Autrement dit, la pop agit en direct sur la vie des gens. Mais le plus fou dans l’affaire est peut- être que cette responsabi­lité passableme­nt écrasante que Pierce prête à la musique va de pair avec une simplicité affolante des moyens : « Si j’aime le rock et tout ce qu’il englobe musicaleme­nt, c’est pour sa stupidité. Il n’exclut personne. D’ailleurs, quand il essaie de devenir arty ou littéraire, en général ça ne marche pas. Le rock est fait pour dire des choses très simples comme “Be my baby” ou “I can’t stop loving you”. C’est un art qui ne dit jamais “Tu n’es pas assez intelligen­t pour comprendre” parce que c’est un art qui n’est pas intelligen­t. Je trouve ça très beau. » Un peu comme le football, en somme. —

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