Le combat des chefs
Comment Ducasse veut reconquérir la tour Eiffel
Le « parrain » de la cuisine française, Alain Ducasse, n’accepte pas sa défaite face à Thierry Marx et Frédéric Anton, désormais à la tête du Jules-Verne, l’emblématique restaurant de la tour Eiffel. CHARLOTTE CHAFFANJON et MARIE-FRANCE ETCHEGOIN dévoilent les coulisses de cette guerre aussi politique que gastronomique.
« JE VAIS ALLER AU BOUT. Marx et Anton n’imaginent même pas le bordel que je vais mettre. » ALAIN DUCASSE
Cet après-midi du 17 août, ils sont tous là, ou presque, dans la cathédrale de Poitiers, pour saluer la mémoire du patriarche des fourneaux, Joël Robuchon, qui s’est éteint à l’âge de 73 ans. Moment émouvant et fraternel. Pour marquer leur appartenance à la communauté, ils ont enfilé leurs vestes blanches, qui tranchent avec les vêtements de deuil du reste de l’assistance. La grande famille de la gastronomie française. Une centaine de chefs, tous unis dans la même confrérie. Parmi eux, Alain Ducasse et Thierry Marx qui, à la fin de la cérémonie, louent comme tous leurs collègues le « sens du collectif » enseigné par le défunt, sa « rigueur élevée au rang de grand art » au- delà des rivalités et des ambitions. Quelques heures avant d’assister à cette grand-messe, Ducasse touille pourtant rageusement son cappuccino en traitant Marx de « guignol ». Devant nous, il n’a pas de mots assez durs pour dénigrer celui qu’il qualifie d’« artisan cuisinier ». C’est la première fois qu’il se laisse ainsi aller à sa colère, du moins publiquement, tandis que Marx en bon adepte du tai- chi qu’il pratique assidûment, contrôle ses émotions et nous oppose une fin de non-recevoir. Depuis plusieurs semaines, nul n’ignore l’objet de cette bataille entre chefs. Mais qui en connaît les dessous ?
Cela fait un an que les deux hommes se disputent la tour Eiffel, ou plus exactement les deux restaurants perchés sur les poutrelles d’acier, dont l’emblématique Jules-Verne où Donald Trump est allé dîner à l’invitation d’Emmanuel Macron. Vue époustouflante, menu à pas moins de 190 euros, réservation indispensable des mois à l’avance, sauf pour les chefs d’État et les stars. Et des milliers de convives potentiels (sur les sept millions de visiteurs que la « dame de fer » attire chaque année). Un pactole considérable pour celui qui remplira leurs assiettes. Une vitrine irremplaçable, aussi. Une reconnaissance à dimension politique tant le monument est associé à la France. Un symbole de toute-puissance – la forme phallique du pylône métallique n’y est sans doute pas pour rien – dans le petit monde des chefs au narcissisme souvent exacerbé. Le Jules-Verne est resté dans l’escarcelle d’Alain Ducasse pendant dix ans. Mais un appel d’offres de la mairie de Paris vient de rebattre les cartes en faveur de Thierry Marx et de son allié Frédéric Anton, autre grande toque qu’« AD » – comme l’appellent ses collaborateurs – couvre également de son mépris : « Si on m’avait dit qu’on me remplaçait à la tour par Pierre Gagnaire, j’aurais compris. Mais là... » De sa voix traînante, où perce toujours une pointe d’accent du sud- ouest, il lâche : « Marx et Anton ont cinq étoiles... à eux deux. » Alors que lui en a engrangé dix-neuf dans la myriade de restaurants sur lesquels il a assis son empire. Depuis la disparition de Joël Robuchon, il détient même le record mondial de récompenses décernées par le guide Michelin. Mieux : il a réussi la prouesse de décrocher trois étoiles à trois reprises (au Louis-XV, à Monaco, au Plaza-Athénée, à Paris, et au Dorchester, à Londres). L’affront
Tenter d’arracher la tour Eiffel à Alain Ducasse est un crime de lèse-majesté, expliquent ses proches qui, tous, nous supplient de conserver leur anonymat, comme s’ils craignaient de meurtrir un peu plus l’ombrageux AD en évoquant cette blessure d’amour-propre. Avant Marx et Anton, personne n’avait encore osé contester de manière aussi frontale la puissance et la gloire du maître. L’affront est d’autant plus mortifiant qu’il a été fortement médiatisé. Et Ducasse, as de la communication, a vu pour la première fois de sa vie fleurir des articles de presse annonçant sa probable défaite. « Mais l’histoire n’est pas finie, jure- t-il. Ce n’est que la première manche. » Puis, presque menaçant, il ajoute : « Je vais aller au bout. Thierry Marx et Frédéric Anton n’imaginent même pas le bordel que je vais mettre. » Le chef n’emploie pas ces mots à la légère. Il sait très bien la réputation de « parrain » qui le précède, même si dans la bouche de ses amis, il s’agit un compliment : Ducasse est un « guide » pour des générations de cuisiniers. Ses ennemis, eux, ne voient dans ce parrainage que la manifestation de son tempérament autocratique : c’est un « homme de clan », disent-ils. Lui-même ne s’est jamais caché de faire et défaire les carrières. Il navigue avec aisance dans de nombreuses obédiences, de la franc-maçonnerie au jury du « meilleur ouvrier de France » (diplôme très convoité qu’il a lui-même obtenu honoris causa, il y a trois ans, c’est-à- dire sans passer le concours). Au cours de sa carrière, il s’est associé avec des groupes financiers – Vivendi, notamment –, a fréquenté toutes les élites, a connu Emmanuel Macron bien avant son arrivée à l’Élysée. À 62 ans, sa philosophie est assez simple : on est avec lui, sinon on est forcément contre lui. Malheur à qui le défie. À l’entendre, l’affront qui lui a été fait ne restera pas impuni.
Les batailles qui se livrent dans les arrière- cuisines de la gastronomie tricolore n’ont souvent rien à envier aux luttes fratricides du monde politique ou à la dureté des OPA entre multinationales. On y trouve les mêmes ingrédients : des réseaux de pouvoir, des alliances qui se font et se défont, d’énormes enjeux économiques. Et bien sûr, le choc des ego. Celui de Ducasse est à la mesure de son exceptionnelle réussite.