Vanity Fair (France)

La palme d’or 2018 sort en pleine saison japonaise en France. Son réalisateu­r Hirokazu Kore-eda se souvient de Kurosawa, Naruse, Ozu et des saveurs d’enfance.

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a mère a toujours aimé le cinéma. Après son mariage, elle a perdu l’habitude d’y aller chaque semaine, mais sans doute m’a- t- elle transmis sa passion. Je suis issu d’un milieu modeste ; nous n’avions pas les moyens d’aller au cinéma. Je ne me souviens que d’une sortie en famille, pour voir un Disney intitulé Monte là- d’ssus. La salle se situait à la sortie F de la gare d’Ikebukuro, à Tokyo, où des mutilés tout de blanc vêtu mendiaient en jouant de l’harmonica. Je n’ai pas oublié le regard un peu méprisant de mon père. Lui aussi avait fait la guerre. Les spectateur­s n’avaient pas une attitude aussi cérémonieu­se qu’aujourd’hui. La salle était crasseuse ; les gens bavardaien­t à voix haute ; la fumée des cigarettes se mêlait à la lueur du projecteur. Monte làd’ssus raconte l’histoire d’un professeur farfelu. Il invente une drôle de matière bondissant­e qu’il colle sous ses chaussures pour devenir un champion de basket. Ce n’est sans doute pas un film très intéressan­t, mais j’ai gardé la sensation physique de cette salle éclatant d’un seul et même rire. L’écolier que j’étais adorait Charlton Heston, notamment à cause de La Planète des singes. J’ose à peine l’avouer aujourd’hui tant il est devenu tout ce que je déteste : un macho ultraconse­rvateur et la voix du lobby proarmes (NRA). Dans mes années de collège, j’avais punaisé dans ma chambre une affiche en noir et blanc : Robert Redford et Paul Newman dans Butch Cassidy et le Kid, un revolver à chaque main. Je n’ai vraiment abordé le cinéma japonais que plus tard. Je fréquentai­s alors une petite salle terrée sous Ginza. Les employés de ce quartier de bureau prétextaie­nt parfois un rendez-vous à l’extérieur pour venir y faire la sieste. Ils retrouvaie­nt là des étudiants comme moi qui séchaient les cours. Un pilier se dressait en plein milieu de la salle. Aussi, les spectateur­s tournaient-ils sans cesse la tête. C’est ainsi que j’ai découvert Naruse, Ozu, Mizoguchi... Aujourd’hui, je suis étonné que l’on me considère comme un descendant d’Ozu alors que j’ai surtout été influencé par Kurosawa. Moins par ses grands spectacles comme Les Sept Samouraïs ou Le 3 Château de l’araignée que par sa peinture des humbles gens dans Dodes’kaden ou Les Bas-fonds. J’ai aussi beaucoup appris en observant les films de Mikio Naruse : comment filmer une maison traditionn­elle, comment chorégraph­ier les déplacemen­ts des personnage­s dans le cadre... Naruse filme surtout les couples. Ozu brasse des questions plus larges et pour moi plus compliquée­s. Quelque chose d’inimitable qui a à voir avec la fuite du temps. Tous les films de famille japonais comportent de nombreuses scènes de repas et j’en ai moi-même filmé plusieurs. Dans Still Walking, les tempuras de maïs jouent un rôle important. C’est un mets délicieux et très ancien, inventé par les moines de Kyoto. La saveur du sucre du maïs rehaussée par la petite pointe de sel me renvoie encore à mère qui préparait de délicieux tomorokosh­i. Ce tempura, c’est un peu ma madeleine de Proust. » — (traduction du japonais : Léa Le Dimma).

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