Vanity Fair (France)

BIJOU de famille

Chef-d’oeuvre de Gio Ponti, architecte et designer milanais à l’honneur d’une rétrospect­ive majeure au musée des arts décoratifs, L’Ange volant est son unique villa réalisée en France, il y a quatre-vingt-dix ans. Sophie Bouilhet-Dumas, héritière de ce di

-

La fleuriste est venue du Ve arrondisse­ment pour terminer le bouquet du grand salon : une compositio­n automnale, feuillage et hortensias dans un épais vase en cristal. Dans la cuisine, qui a retrouvé son sol en linoléum rouge carmin, les peintres s’activent sur les placards, rouleaux à la main. « Que pensez-vous de ce jaune méditerran­éen ? » interroge Sophie Bouilhet-Dumas, avec un léger doute dans la voix, avant d’ajouter : « C’est très “pontien”. » La maîtresse des lieux, pantalon large, pull Hermès et baskets, ne veut rien laisser au hasard. Couleurs, formes, matières : tous les détails sont de la plus haute importance, surtout à L’Ange volant, la maison créée à Garches par l’architecte et designer italien Gio Ponti, sur les hauteurs du golf de Saint-Cloud, pour son grandpère Tony Bouilhet en 1927. C’est un petit bijou néoclassiq­ue que cette femme affable s’est donné pour mission de restaurer dans son plus pur esprit d’origine avec l’aide de son cousin architecte Mathieu Baroux et la complicité des meilleurs artisans italiens. Des peintres spécialist­es du marmorino sont venus spécialeme­nt redonner vie au stuc à la vénitienne qui couvrait les murs vert- de- gris du vestibule. La moquette du salon a laissé place au carrelage initial, un composite imitant le terrazzo, breveté à la fin des années 1920 par la société Mulliez. Longtemps réservée au cercle familial et amical, la maison (dont Sophie et ses trois soeurs sont désormais propriétai­res) commence tout juste à ouvrir ses portes aux passionnés de l’oeuvre de l’Italien. Les initiés savent que cette « villa à l’italienne », conçue comme un tout, du toit au jardin en passant par les poignées de porte, fait partie de ses tout premiers trésors. Ils ne manqueront pas d’apprécier.

Gio Ponti lui donne naissance trente ans avant deux de ses chefs- d’oeuvre, la tour Pirelli – 127 mètres moderniste­s au coeur de Milan – et la petite chaise effilée en bois Superlegge­ra – 1,7 kg seulement, icône du design des années 1950. Difficile de faire le lien entre toutes les créations de l’architecte tant ce dernier a voyagé à travers les styles, les époques, les matériaux et les cultures. L’exposition « Tutto Ponti » au MAD (le musée des arts décoratifs à Paris), qui dure jusqu’au 10 février 2019, compte bien révéler au grand public toutes les facettes de cette oeuvre-monde qui s’étend de la capitale lombarde à Caracas en passant par Denver et Téhéran.

« Ponti a travaillé avec les arts décoratifs, la presse, la céramique, les tapis, l’architectu­re, le design, le dessin, la peinture. C’était un artiste complet », insistait Stefano Boeri, directeur de la Triennale de Milan, lors de la conférence de presse donnée en juillet 2018 dans la capitale lombarde. Olivier Gabet, directeur du MAD et grand passionné de Ponti, va même jusqu’à le présenter comme « un successeur légitime des plus grands artistes de la Renaissanc­e italienne ». L’artiste, lui, aimait se définir simplement comme « un peintre tombé amoureux de l’architectu­re ». Il aura passé sa vie, ajoute son petit-fils Salvatore Licitra, porté par « un enthousias­me inébranlab­le et inépuisabl­e pour la création ».

Au lendemain du vernissage du MAD, qui a vu défiler plus de 3 000 personnes, dont les plus grands admirateur­s et collection­neurs internatio­naux de Ponti, la galeriste milanaise Nina Yashar en tête, Sophie Bouilhet-Dumas, l’une des commissair­es et des initiatric­es de l’exposition, exulte : « C’est si joyeux de découvrir l’engouement de Paris pour la vibration Ponti. » Cette

« Dans la culture, tout est simultané. Seul le présent existe. Le présent contient le passé et imagine le futur. » GIO PONTI

réussite prend pour elle une valeur d’accompliss­ement : quarante ans auparavant, en 1978, ses grands-parents Tony Bouilhet et Carla Borletti (nièce de Ponti), les propriétai­res de l’Ange volant, avaient rêvé de rendre un tel hommage à leur ami architecte sans lequel ils ne se seraient jamais connus. Projet interrompu à la mort de Ponti, survenue un an plus tard, à l’âge de 88 ans. Garante de l’histoire qui unit sa famille à l’Italien, Sophie Bouilhet-Dumas a mis, pendant trois ans, sa passion, ses connaissan­ces livresques et son inépuisabl­e énergie à profit pour que ce projet voie le jour. Avec un point d’honneur : montrer celui qui fut son grand- oncle, « non pas comme un touche-à- tout, ce qu’il n’était pas, mais plutôt comme un génie de l’architectu­re et du design. » « Derrière toutes ses réalisatio­ns, quels que soient les échelles et styles employés, ditelle, il n’y a qu’une seule main, une seule vision. » Éminemment positive et humaniste, à son image. Quelques jours avant ce vernissage, quatre-vingt- dix « amis de Gio Ponti », français et italiens – ses éditeurs, dont la famille Molteni représenté­e par Giulia, son petit-fils Salvatore Licitra, son ancien élève et graphiste de l’exposition Italo Lupi, mais aussi ses experts et ses discrets collection­neurs étrangers – ont célébré ce moment historique lors d’un buffet champêtre, chez elle, à L’Ange volant. Pour immortalis­er ce déjeuner ensoleillé d’octobre, Sophie avait demandé à ses convives de venir vêtus de vert, de blanc ou de rouge. Tous ont posé aux couleurs de l’Italie devant la façade néopalladi­enne de la maison, dans un grand « E viva Ponti ! E viva l’arte ! » Sa manière à elle de célébrer dans l’allégresse le créateur qui, avec cette première ode à la joie d’habiter, scella le destin de sa famille. Et le sien.

L’Ange volant... Drôle de nom en forme de poème pour un endroit conçu comme une maison de campagne à destinatio­n d’une famille bourgeoise d’industriel­s résidant à Paris, dans l’aristocrat­ique rue Royale. Une petite pancarte blanche, au début de l’allée boisée, annonce le lieu. L’histoire se poursuit devant le perron de cet archétype de maison à l’italienne : une villa blanche sur deux niveaux posée sur le haut d’une petite colline, avec une pelouse qui se déroule comme un ruban vert jusqu’à la piscine en contrebas. De part et d’autre de la porte principale, le visiteur est accueilli par deux grands vases gravés en argent, offerts en 1928 par le couple Ponti à Tony et Carla en cadeau de mariage.

Au- dessus de la porte, dans le fronton braisé, un ange en laiton tient dans ses mains la maquette de la maison qu’il fait voguer dans les airs. « Comme si la maison poids plume pouvait voler entre les mains d’un ange, souligne Sophie Bouilhet-Dumas. La couleur, la légèreté sont les mots- clés de l’oeuvre de Ponti. Chez lui, tout est toujours un peu en suspension. » L’architecte Jean-Michel Wilmotte, scénograph­e de l’exposition du MAD, souligne, dans son Dictionnai­re amoureux de l’architectu­re, que Ponti, l’une ses « idoles », réussissai­t à amener dans tout ce qu’il faisait « de l’élégance, de la subtilité, je dirais même de la grâce ». L’Ange volant ne fait pas exception.

La pièce maîtresse de l’endroit n’est autre que le salon à double hauteur, avec son escalier et son plafond peint en jaune et bleu truffé de petites histoires. Gio Ponti, conteur né, l’a imaginé comme une pièce de théâtre. Les personnage­s principaux sont autant les propriétai­res, Tony et Carla, que les éléments d’architectu­re et de décoration du lieu. « L’escalier, avec son garde- corps en laiton réalisé par les ateliers Christofle, constitue le grand protagonis­te de la maison, explique Sophie Bouilhet-Dumas. Il reprend le motif du labyrinthe. Le plafond à cartouches couvert de moulures, constitue un dais théâtral. Il rappelle celui de la bibliothèq­ue Marciana, à Venise, de Jacopo Sansovino avec beaucoup plus de modernité et d’épure. Cette pièce évoque la notion d’ d’illusività qu’il cultivait. Elle est synonyme de joie et de bonne humeur. » S’il n’hésite pas, dans cette première partie de son oeuvre, à faire de nombreuses références au passé, ce n’est jamais avec nostalgie, mais pour mieux s’en affranchir et le dépasser, dans un esprit de continuité. « Le passé, dit-il, n’existe pas (...). Dans la culture, tout est simultané (...). Seul le présent existe. Le présent contient le passé et imagine le futur. »

En donnant à cette maison un salon évidé à la hauteur magistrale, Ponti, influencé par la géométrie des villas Renaissanc­e d’Andrea Palladio, fait un pas de côté. Son geste moderne fait aussi écho aux intérieurs réalisés par Robert Mallet-Stevens à la même époque. L’Art déco français, qu’il découvre à Paris, aura sur lui une grande influence. Mais son italianité signera tous ses projets.

Un manifeste moderne

Cette première expérience de « casa all’italiana » est une demeure claire, colorée, accueillan­te, séparant d’un étage les espaces de jour et de nuit et plaçant en mezzanine un couloir entre les parents et les enfants, afin que chacun bénéficie de son confort et de son intimité. « Exigez d’eux [les architecte­s] des maisons heureuses et parfaites pour réconforte­r votre vie, avec une architectu­re civilisée, belle, lumineuse et sereine, de couleur claire et pure », déclarait Ponti à ses contempora­ins. Sophie Bouilhet-Dumas poursuit : « Sa maison à l’italienne devait être sans complicati­on à l’intérieur et à l’extérieur pour accueillir les objets d’art et les livres. Il voulait créer un espace pour la culture. D’ailleurs, le sous- titre des premiers numéros de Domus [la revue qu’il a créée en 1928] était l’arte della casa : l’art de la maison. » Avec la villa Planchard, sa cadette des années 1950 à Caracas, au Venezuela, L’Ange volant est la

« Gio Ponti voulait créer un horizon infini, que l’on puisse voir loin. Le regard était pour lui la mesure de l’architecte. » SOPHIE BOUILHET-DUMAS

seule maison à avoir conservé son intégrité. Sophie Bouilhet-Dumas compte bien y loger le fonds d’archives qu’elle a rassemblé avec l’aide de Julie Grislain-Higonnet à l’occasion de l’exposition – une manière de préserver ce patrimoine familial et culturel. Sous ses airs de demeure néoclassiq­ue, la maison de Garches est aussi un manifeste moderne. Elle oppose une vision italienne de l’habitat à celle, moderniste, de Le Corbusier qui, au même moment, construit la villa Stein, un cube en verre et béton, sur la même colline de Saint-Cloud. Mais la machine à habiter, très peu pour Ponti. Lui cultive le sensible, l’unique...

« Ne vous faites pas une maison en fonction de la mode, mais de l’intelligen­ce, avec une dispositio­n d’esprit amoureuse et un bon sens bien de chez nous », recommanda­it-il encore aux lecteurs de Domus. Le critique d’art Pierre Restany, avec qui il tissa une longue amitié et collaborat­ion au sein de la revue, considérai­t qu’avec L’Ange volant, Ponti avait exploré sa recherche pour « la transparen­ce dans la modernité ». Sophie Bouilhet-Dumas le confirme : « Partout, dans la maison, le regard se prolonge à travers les fenêtres, les enfilades. À l’origine, le mur de l’entrée en marmorino était séparé du salon par un aquarium. Ponti voulait créer un horizon infini, que l’on puisse voir loin. Le regard était pour lui la mesure de l’architecte. » Pierre Restany souligne qu’il voulait « donner à chacune de ses créations un supplément d’être ou d’âme grâce à ce qu’il appelait une “transparen­ce cristallin­e” ». L’Ange volant, sa première réalisatio­n hors d’Italie, constitue l’un des quelques « miracles » qui ont jalonné le parcours créatif de ce croyant non pratiquant. « L’ange voleur du coeur »

Pour Gio Ponti, dans la vie, il n’y avait jamais de hasard. Sa rencontre providenti­elle avec Tony Bouilhet relève du destin. En 1925, lors de l’Exposition internatio­nale des arts décoratifs et des industriel­s modernes qui se tient à Paris, le jeune héritier et directeur de l’orfèvrerie Christofle (créée par son ancêtre Charles Christofle en 1845) remarque cet Italien volubile et tombe aussitôt sous le charme. Parisien de 27 ans, Tony Bouilhet est responsabl­e des arts de la table de la section française. Le mondain élégant peint, dessine et passe ses soirées à écouter du jazz au Boeuf sur le toit en compagnie de ses amis surréalist­es, Cocteau et Picabia notamment. Gio Ponti, de sept ans son aîné, complet bleu ciel et noeud papillon, va devenir son compagnon de route. À la tête depuis déjà quelques années de son propre studio d’architectu­re à Milan, le designer est bien décidé à promouvoir, partout où il le peut, la création italienne. Il a convaincu le porcelaini­er Richard Ginori, dont il est le directeur artistique, de participer à l’événement parisien et vient de remporter le premier prix de céramique avec son vase, baptisé La Conversati­on classique.

« Entre Tony et Gio naissent des affinités électives immé diates », affirme Sophie Bouilhet- Dumas. Le Français et l’Italien se sont trouvés. Ils partagent autant le goût de la culture que celui de la fête. Lisa Ponti, l’une des filles de Gio, les décrivait comme « deux hommes chic », tous deux dotés d’un même « sourire étrusco- parisien ». « Quand on aime Paris une fois, on l’aime pour toujours », se délectait de répéter Gio Ponti comme une petite musique.

Tony Bouilhet va donner à son ami une belle occasion de revenir en France en lui commandant, un an après leur rencontre, cette maison de campagne à Garches. Il ne se doute pas alors qu’avec ce projet, son ami lui offrirait un autre cadeau : la femme de sa vie. Carla Borletti, la nièce par alliance de Ponti, est venue lui rendre visite sur le chantier de la maison qu’il avait prévu d’appeler « la Sainte- Cloudienne ». Deuxième coup de foudre pour Bouilhet qui tombe immédiatem­ent amoureux de cette belle Italienne. « Beaucoup de chic et d’élégance, précise sa petite-fille. Elle a eu aussi le cran de quitter l’Italie, contre l’avis de sa famille, pour vivre en France son histoire d’amour. L’Ange volant, c’est l’ange voleur du coeur. C’est la métaphore de ma grand-mère, elle- même, comme si elle avait volé de Milan vers Paris pour apporter de son italianité à cette famille française. Elle est toujours restée très impliquée dans les affaires de la famille Borletti et celles de la maison Christofle. »

Toute la maison évoque l’amour et l’union miraculeus­e de ce couple franco-italien comme l’alliance de deux cultures faites l’une pour l’autre. Le plafond du grand salon est décoré de leurs deux profils regardant dans la même direction. Les drapeaux croisés symbolisen­t la France et l’Italie. Ponti y glisse aussi des clins d’oeil à l’architectu­re de la Renaissanc­e, au Novecento qui marqua sa jeunesse et aux motifs néoclassiq­ues comme le coquillage. La maison est remplie de cadeaux de mariage (la cérémonie est célébrée en 1928) offerts par Ponti. Sur une petite table, un presse-papiers en céramique, en forme de petit livre ouvert exhibe son titre : « Lettres à Carla ». L’auteur est Tony H. Bouilhet et l’éditeur Gio Ponti, évidemment... Dès 1927, avec la complicité de Christofle, Ponti a ainsi donné naissance au candélabre et à l’applique Flèche, symboles de l’amour aux reflets d’argent. Au- dessus de la cheminée, dans ce que l’architecte nommait « le salon bibliothèq­ue coin du feu », une grande niche héberge une édition unique du fameux vase La Conversati­on classique agrémenté par son auteur d’un détail- clé : le dessin d’un ange, tenant dans ses mains la maquette de L’Ange volant.

Entre Tony Bouilhet et Gio Ponti, la conversati­on ne s’est jamais interrompu­e. L’amitié créative entre les deux hommes prit la forme de plusieurs collection­s. Y compris les plus fantaisist­es et avant- gardistes, comme celle des étains de Carville de 1926. Une collection osée pour un orfèvre, symbole du reflet d’argent. « C’était visionnair­e de la part de Gio Ponti de proposer cette collection à Tony Bouilhet. L’étain étant non seulement un matériau plus économique et à l’aspect plus moderne mais aussi plus fonctionne­l car il ne nécessitai­t pas d’entretien comme le métal argenté et répondait donc plus aux besoins des nouvelles génération­s. C’était un peu l’anticipati­on de l’utilisatio­n de l’acier poli que Christofle développer­a par la suite. Cette collection était très en avance sur son temps et n’a pas

connu le succès espéré, si bien que Tony Bouilhet a relancé certains des modèles dans une version argentée sous le nom d’Orfèvrerie Gallia. » Le Parisien était prêt à tout pour soutenir la créativité de son ami Italien. Il lui confia même les clés de la galerie Christofle, en face de la boutique de la rue Royale, afin d’en faire le lieu de promotion du design transalpin. En 1957, Ponti y organise une exposition baptisée « Formes idées d’Italie » où il présente ses dernières réalisatio­ns, ainsi que les créations de ses contempora­ins et amis italiens, notamment les céramiques de Fausto Melotti.

La complicité entre le Parisien et le Milanais aboutit même à un petit personnage ornemental : le Pony (contractio­n de Ponti et de Tony). Dans le bureau de sa maison parisienne du XIVe arrondisse­ment, près de l’Observatoi­re, Sophie Bouilhet-Dumas tourne les pages d’un petit carnet portant ce titre facétieux, « Les variations ponyesques », cosigné par les deux hommes. « Le Pony reflète toute la fantaisie et l’esprit joueur de Ponti. Ce petit personnage avait été imaginé par lui et mon grand-père. Il aurait pu venir décorer toutes sortes d’objets des arts de la table et se balader d’une cuillère à une théière. Il est finalement resté à l’état de projet.

Ponti était un grand narrateur, il écrivait et dessinait tout le temps. Avec lui, tout commence toujours par le crayon. On disait qu’il dormait à peine car il dessinait nuit et jour. On a recensé 9 900 correspond­ants et son fonds d’archives épistolair­es contient 130 000 pages. » Les esquisses réalisées par l’Italien pour L’Ange volant, agrémentée­s de ses commentair­es techniques souvent plein d’humour ou de poésie, en témoignent.

L’histoire d’amour entre Christofle et Ponti s’est prolongée au- delà de la disparitio­n de Tony, en 1984. Ses descendant­s ont pris la relève. Parmi eux, Sophie Bouilhet-Dumas. Siégeant encore au conseil d’administra­tion de l’orfèvre, elle part en 2006 à la recherche des pièces réalisées par son grand- oncle. Avec l’aide de Salvatore Licitra, elle retrouve la trace de Lino Sabattini, l’artisan avec qui Ponti avait réalisé toutes ses formes en argent dans l’atelier de Christofle à Milan : « Je me suis rendue chez ce grand artisan autodidact­e de 81 ans à Bregnano, dans l’idée de collecter quelques pièces. À ma grande surprise, Lino Sabattini a ouvert les portes d’un placard où il avait conservé tous les prototypes des créations qu’il avait réalisées avec Ponti. Notamment, ceux de l’exposition “Formes et idées d’Italie” de 1957 : des pliages de feuilles d’argent, des masques, des animaux, des mains, dont on avait perdu la trace. J’avais l’impression de mettre la main sur un trésor. » Trois ans plus tard, la petite-nièce rassemble ces pièces jamais vues à Milan dans une exposition nommée « Reflets d’amitié » et Christofle relance des séries limitées de plusieurs pièces.

À partir de là, Sophie Bouilhet-Dumas n’aura de cesse de reconstitu­er l’oeuvre labyrinthi­que de Ponti. « Quand mon père est décédé, j’ai hérité de sa bibliothèq­ue commencée par mon grand-père. Parmi tous les ouvrages de référence, aucun ne donnait à voir Ponti dans sa globalité. Soit les auteurs traitaient de son profil d’architecte, soit de son rapport au design mais il manquait le lien entre tous ses projets, explique-t- elle. En 2010, je rencontre Olivier Gabet lors d’un dîner. Il me confie son admiration pour l’oeuvre de Ponti. Nous avons commencé à rêver de ce projet, bien avant qu’il n’arrive au musée des arts décoratifs [Olivier Gabet a rejoint la direction du MAD en 2013]. » Ce musée était une évidence. Dès 1973, l’institutio­n avait organisé, sous la direction de François Mathey, une exposition sur la revue Domus. Et puis l’histoire familiale croise depuis longtemps celle du 107, rue de Rivoli. Henri Bouilhet, le

SOPHIE BOUILHET-DUMAS « Avec Ponti, tout commence toujours par le crayon. On disait qu’il dormait à peine car il dessinait nuit et jour. »

père de Tony, fut l’un des membres fondateurs de l’Union centrale des arts décoratifs, ancêtre du musée actuel. Aujourd’hui, le président des Arts décoratifs n’est autre que Pierre-Alexis Dumas, directeur artistique de la maison Hermès et mari de Sophie. Le couple s’est uni en 1996, selon ce qui est devenu une tradition familiale, sous les auspices de L’Ange volant.

LGrand bourgeois et artisan a maison de campagne de Garches a toujours été un lieu de rassemblem­ent pour la famille Bouilhet. Dans les années 1930, elle accueille les golfeurs chic du week- end. Rapidement, elle se dote d’un deuxième corps de bâtiment et devient le QG familial. Les trois enfants de Tony et Carla y naissent. Adultes, ces derniers vont tous construire ou se faire construire des maisons aux alentours. À tel point que les oncles et les tantes de Sophie et ses soeurs veillent aujourd’hui tous discrèteme­nt sur L’Ange volant. Pour Sophie Bouilhet-Dumas, qui a vécu avec ses parents et ses soeurs dans le bâtiment mitoyen, cette demeure reste liée à des souvenirs de grands rassemblem­ents entre cousins : « Elle exprime le lien entre le style italien et le goût français. » En 1978, Carla et Tony y fêtent leurs cinquante ans de mariage. Gio Ponti est présent. Il disparaît l’année suivante – mais les souvenirs restent intacts : « Je me rappelle l’avoir vu dessiner sur les murs de la maison de mon oncle qui venait d’être construite. »

Au fil du temps, la maison évolue. Dans la niche, volontaire­ment laissée évidée par Ponti sur la façade côté jardin, est venue s’installer, plusieurs décennies plus tard, une aile d’ange, sculpture de Mircea Milcovitch, ami de la famille. Cette aile est un cadeau de la mère de Sophie, la comtesse belge Mirabelle van der Noot d’Assche, à son mari Albert, dit Aldo, pour ses quatre-vingts ans. Ce dernier est mort en 2016, à l’âge de 87 ans, à L’Ange volant où il a vécu toute sa vie. Sophie Bouilhet-Dumas se rappelle ces mots de Lisa Ponti qui lui avait raconté que son père, « dans un élan d’euphorie », lui avait déclaré qu’il « voulait mourir à Paris, chez son ami Tony ». « Ce que je trouve incroyable avec Ponti, c’est que le succès ne lui a pas enlevé sa curiosité d’enfant et son enthousias­me. Toute sa vie a été guidée par l’amour de la création et des relations humaines, qu’il s’agisse des grands bourgeois comme des artisans dont il a toujours soutenu le travail », poursuit Sophie, qui a fait sien cet esprit humaniste.

Lors d’une conférence donnée en 1998, Pierre Restany soulignait que, selon Gio Ponti, un client n’était jamais propriétai­re de l’oeuvre que l’architecte avait construite pour lui. « Il n’en est, disait-il, que le locataire de passage. » Sophie Bouilhet-Dumas n’a pas besoin qu’on le lui rappelle. Elle sait que tout est une affaire d’instants. Elle a ainsi tenu à ce que chacun des invités de son déjeuner d’octobre à L’Ange volant reparte avec quelques souvenirs de ce moment, dont une petite carte imprimée du dessin de la maison à l’encre bleue que Gio Ponti avait réalisé pour les cartes de visite des Bouilhet. Adressée aux « amis de Gio Ponti », elle y a inscrit : « Aimer Ponti, c’est l’aimer pour toujours. En souvenir d’un déjeuner à L’Ange volant, le 17 octobre 2018. Amitiés. Sophie Dumas. » Une date de plus, inscrite, dans le livre d’or imaginaire de cette villa blanche aux murs immaculés sur lesquels s’écrivent depuis quatre-vingt- dix ans les histoires d’amour. &

 ??  ??
 ??  ?? À L’ORIGINE À gauche, L’Ange volant dans les années 1930. À droite, Sophie Bouilhet-Dumas, arrière- petite- nièce de Gio Ponti, préside, avec ses soeurs, aux destinées de la villa italienne de Garches
À L’ORIGINE À gauche, L’Ange volant dans les années 1930. À droite, Sophie Bouilhet-Dumas, arrière- petite- nièce de Gio Ponti, préside, avec ses soeurs, aux destinées de la villa italienne de Garches
 ??  ?? MAISON BLANCHE La façade de L’Ange volant évoque autant l’épure Art déco de la fin des années 1920 que l’équilibre des villas palladienn­es de la Renaissanc­e. Un ange en laiton veille sur les destinées de la propriété. À droite, l’architecte et designer Gio Ponti dans les années 1950.
MAISON BLANCHE La façade de L’Ange volant évoque autant l’épure Art déco de la fin des années 1920 que l’équilibre des villas palladienn­es de la Renaissanc­e. Un ange en laiton veille sur les destinées de la propriété. À droite, l’architecte et designer Gio Ponti dans les années 1950.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? ESPRIT DE FAMILLE La famille Bouilhet au grand complet sur l’escalier de L’Ange volant, à l’occasion des noces d’or de Tony et Carla, en décembre 1978. À droite, Tony Bouilhet dessiné par son ami et complice Gio Ponti.
ESPRIT DE FAMILLE La famille Bouilhet au grand complet sur l’escalier de L’Ange volant, à l’occasion des noces d’or de Tony et Carla, en décembre 1978. À droite, Tony Bouilhet dessiné par son ami et complice Gio Ponti.

Newspapers in French

Newspapers from France