Lettre de tournée (détournée)
Par Nora Hamzawi
je range des casseroles, je m’agite sans arrêt entre l’évier et la planche à découper. À chaque fois que j’ai terminé un plat, une petite angoisse qui monte, j’ai peur qu’on n’ait plus de légumes, pas par peur de manquer de bouffe, mais par peur de manquer de contraintes.
Avant-hier, ça a fini par se produire, à force de faire des soupes à tout, j’ai épuisé le stock de légumes, et avant d’en racheter, j’ai décidé de me mettre au ménage. Mes voisins d’en face me regardent laver mes vitres et je sais qu’ils se disent : « Voilà une folle qui désinfecte tout ce qui passe », alors qu’en réalité la folle cherche juste à combler le vide.
L’autre soir, mon amoureux qui m’a vue transpirante en train d’essayer de retirer au Cif une tache sur le sol qui existe depuis 2011, m’a proposé de me détendre, de prendre le temps pour qu’au moins on en profite un peu. J’ai accepté mais j’ai eu peur. Pourquoi se poser ? Profiter de quoi ? Et si on n’arrivait pas à se détendre ? Et si en fait on n’avait rien à se dire ?
J’ai eu peur de moi sans le reste, sans l’agitation, sans les spectacles, sans la vie à côté et les bêtises à raconter.
On a dîné avec notre enfant puisque maintenant on a le temps et que l’école, c’est la maison, que la maîtresse, c’est moi et l’Atsem, un doudou.
Je leur ai servi ma ratatouille, mes lentilles, ma soupe, mon tajine, mon chili sin carne, mes chèvres chauds, ma tarte à la tomate et mes fèves au citron, ce n’était plus un repas mais un banquet. C’était le temps qui avait transformé les choses. Et, petit à petit, il transformait notre couple en famille et notre appartement en foyer. � 6 4
u Royaume-Désuni du post-Brexit, c’est la débandade dans l’establishment, la grande frousse avant la révolution. La révolution reste, pour les Anglais, cette étrange maladie exotique, que les Beatles avaient enrayée, ou au moins repoussée d’un demi-siècle, avec leur chanson Revolution. La noblesse rase les murs, parle peuple, mais l’accent reste une marque de naissance bien compliquée à gommer.
Ainsi le premier ministre Boris Johnson joue- t-il au man next door, celui qui ennuie à mourir ses voisins de comptoir au pub du coin avec ses rodomontades et ses demi-vérités scientifiques. Pour un peu, devisant chaque soir en dérangeante bonhomie du coronavirus à la télé avec ses anciens collègues journalistes, il en serait presque réduit à crâner qu’« il connaît une personne dont la cousine travaille pour le gouvernement ». « BoJo », comme l’appellent encore avec affection quelques nostalgiques d’un empire dilué, a été éduqué à la chaîne aristo dans le collège très privé d’Eton, où il signait le registre de son vrai nom : Alexander Boris de Pfeffel Johnson. C’est à lui, à ses bons amis encombrants, à ses indécisions, à ses errements qu’appartiennent les lourdes décisions concernant la gestion de crise sanitaire. Il tente d’endosser le costume de Churchill, son idole. Mais les chaussures sont trop grandes pour lui, comme un clown. Un clown aux regards désemparés, qui joue à la roulette russe avec son peuple, à balles réelles.
Ainsi aussi l’ex- couple princier Meghan-Harry qui a choisi de s’auto-brexiter hors-royaume, de fuir ses responsabilités et honneurs courtisans pour rentrer dans le rang que le prince n’a jamais connu. Harry de Saxe-Cobourg-Gotha devra ainsi se déplacer sans le soutien des forces spéciales et sera même contraint de gagner sa vie – by Jove ! Alors que la Easy Jet- set qui, avant la fermeture des frontières, ne rêvait que de surclassement – dans l’avion, à l’hôtel, dans la vie –, la vraie jet- set, elle, fantasme sur le sous- classement, avec une vision du peuple, du populaire bien déformée par des années d’oeillères, de désintérêt.
C’est aussi le sauve- qui-peut chez celui qui, si souvent, sauva le royaume de sa plus grande menace : le changement. L’agent 007, véritable joyau de la couronne, avait jusqu’ici épargné sa nation du terrorisme, du vaudou, du KGB, du Smersh ou du Spectre. Mais là, son habituel remède de cheval – une vodka martini shaken not stirred – n’a rien pu faire contre la menace extérieure : pour cause de conoravirus, la sortie de Mourir peut attendre est repoussée au mois de novembre. Du coup, privée de ce garde-fou, de ce rempart, la nation est désemparée et oublie son légendaire flegme. Dans un supermarché de la City, on a ainsi vu des financiers en venir aux mains, pour un paquet de neuf rouleaux de papier toilette et deux boîtes de haricots en sauce sucrée. Les derniers en rayon, exhibés par le mâle dominant comme des trophées de safari. La dernière fois qu’on avait vu telle sauvage compétition dans une échoppe du quartier, c’était chez le concessionnaire Ferrari le jour de la distribution des bonus. Pour une société à ce point régie par les rituels, le glissement des repères est juste too much. My name is Bond ? My name is débandade plutôt. �