Vanity Fair (France)

L’EMPRISE DU DÉMON

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Longtemps, l’Église a fait voeu de silence sur la pédocrimin­alité de ses curés. Hugo Wintrebert dévoile comment un prêtre de l’Oise a pu impunément agresser des garçons pendant des décennies, avant d’être tué par l’une de ses victimes. Illustrati­on Dorothée Richard.

La conduite en état d’ivresse ou sous l’emprise de stupéfiant­s est une infraction relativeme­nt peu constatée le lundi matin. Le 4 novembre 2019 vers 11 heures, les gendarmes de Beaumont- sur-Oise sont donc saisis d’un léger doute. Une Renault Scénic marron zigzague au milieu de la chaussée. Coups de sifflet, contrôle sur le bas- côté. Au volant, Alexandre, 19 ans, visage tavelé d’acné et de quelques poils de barbe indomptés, a l’air hagard. « Papiers, s’il vous plaît. » Il n’a pas de permis et, d’ailleurs, il n’en a jamais eu. Il s’agite, tient des propos décousus. Allez hop, le voilà menotté, emmené à la gendarmeri­e et placé en garde à vue.

Les premières vérificati­ons révèlent que le monospace appartient à un certain Roger Matassoli, 91 ans. On appelle le père d’Alexandre. Il n’a pas l’air surpris : son fils souffre de troubles psychiatri­ques depuis des mois. Il a même essayé, en vain, de le faire interner. Et Matassoli ? Bien sûr qu’il le connaît : c’est l’ancien curé de sa paroisse. Cela fait longtemps qu’il n’officie plus, mais ils ont gardé des relations. Il va lui rendre visite, histoire de vérifier que tout va bien. Le temps de prendre la route, il sera chez lui dans une demi-heure.

Sur place, quelque chose l’inquiète. Il regarde à travers la fenêtre : le bureau du prêtre est sens dessus dessous et un corps gît inanimé sur le sol. Vite, il prévient les gendarmes. Il reste à l’extérieur de la maison, de crainte de laisser des empreintes et d’être accusé. Il a compris : son fils a tué le curé. Ou plutôt, massacré : le père Matassoli a les yeux enfoncés dans leurs orbites, un crucifix planté au fond de la gorge. « Mort par asphyxie avec traces de coups violents à l’abdomen, au crâne et au visage », note l’autopsie.

Le jour même, l’évêque de Beauvais, Mgr Jacques Benoit-Gonnin, à qui était rattaché l’abbé Matassoli, vient d’arriver à Lourdes. Il doit participer à la conférence des évêques de France, où sera notamment abordée la question de la réparation financière pour les victimes de pédophilie. La condamnati­on du cardinal Philippe Barbarin pour non- dénonciati­on d’agressions sexuelles sur mineurs (il sera relaxé en appel début 2020) est dans tous les esprits. Mgr Benoit-Gonnin s’apprête à discuter avec des journalist­es quand il apprend la mort du curé. On lui indique que le principal suspect a été conduit à l’hôpital psychiatri­que. Quand il raccroche, lui aussi pressent ce qui est arrivé : un jeune paroissien s’est vengé. Dans l’urgence, il fait rédiger un communiqué laconique. Quatre lignes à peine qui se concluent ainsi : « Nous pensons à la famille de la victime et prions pour lui. » Surprise : dès le lendemain, l’évêque change de ton. Il

annonce à la presse que Roger Matassoli avait jadis été visé par deux plaintes pour « des comporteme­nts inappropri­és sur mineurs ». « Aujourd’hui, poursuit-il avec gravité, je pense d’abord aux victimes. Depuis des dizaines d’années, elles portent le poids et les souffrance­s des actes qu’elles ont endurés. » Après un silence, il ajoute : « En leur demandant pardon, je les assure de ma disponibil­ité et de ma prière. »

Ainsi commence l’affaire Matassoli – dans le sang, la honte et le pardon. Il aura fallu l’accès de folie d’un jeune homme pour que la parole se libère après un demi- siècle d’omerta. Combien de fidèles ont été abusés par ce curé dans le silence de l’Église et l’inertie des autorités ? « Il y a celles et ceux qui ont connu la face lumineuse de son ministère. Il y a les victimes des comporteme­nts inacceptab­les qu’il a eus », assure l’évêque. Il oublie cependant l’essentiel : cette affaire raconte une faillite collective où chacun a préféré le silence au scandale. La raconter, c’est retrouver ceux qui ont vécu ces atrocités sans jamais oser en parler.

La « clé du paradis »

Un soir d’hiver, pendant cette enquête, un homme m’appelle. Il a la cinquantai­ne, une voix virile et se met à pleurer : « Je ne l’ai jamais dit à personne, même pas à ma famille mais, moi aussi, j’ai été agressé par le père Matassoli. » Il n’a jamais pu oublier. Je lui propose un rendez-vous. Il prend peur et raccroche. « Je vous en ai assez dit. »

Comment établir la biographie d’un défunt que tout le monde a renié ? Les derniers proches de l’abbé préfèrent se taire, plaident les trous de mémoire ou balaient d’un revers de main : « Je lui disais bonjour, mais ça s’arrêtait là. » Les prêtres des paroisses voisines s’agacent de mes questions. Alors il reste des bribes de documents officiels, qui réduisent une existence en quelques dates bien tassées et dont il faut bien se satisfaire : Roger Matassoli, né le 8 novembre 1928, passe son enfance à Creil, une ville de 10 000 habitants coincée entre Paris et Amiens. Il est ordonné prêtre le 8 avril 1956, puis devient vicaire de la paroisse de Clermont, toujours dans l’Oise, jusqu’en 1967. À l’orée de ses 40 ans, il est nommé curé d’un petit village, Saint-André-Fariviller­s, 350 âmes. Le presbytère en briques rouges se trouve sur la Grande Rue, caché par une minuscule chapelle où s’entassent des chaises bancales. Du premier étage, le curé peut contempler un paysage brumeux de champs de pommes de terre et de vaches esseulées, à peine perturbées par le sifflement du vent du nord.

Roger Matassoli prend la place d’un vieux prêtre fatigué et sévère qui dit ses messes en latin et porte la soutane toute l’année. C’est peu dire qu’il détonne dans ce décor de campagne. Il parle vite, regarde sa montre tous les quarts d’heure, conduit à vive allure sur les routes sinueuses des douze communes de sa paroisse. Durant ses prêches, il se révèle captivant, un brin cassant, souvent drôle. Il réveille l’assemblée avec des homélies enflammées, monte une chorale et abandonne les psalmodies pour des hosannas enthousias­tes. En quelques mois, il réussit à relancer la fréquentat­ion de la messe dominicale en voie de désuétude.

Les fidèles viennent-ils pour le Christ ou pour lui ? Le père porte beau avec ses chemises et polos cintrés, pantalons bien taillés et ce bronzage permanent sur un corps entretenu par les séances d’exercice quotidien. Les femmes se bousculent pour assister à l’office du matin et le comparent à Michel Piccoli. Il devient un drôle d’objet de jalousie. Au bout de quelques mois à peine, on lui prête déjà plusieurs maîtresses, et même un enfant dont il ne faudrait pas ébruiter l’existence. Le voilà parmi les notables, comme le maire ou le directeur d’école. Il a son rond de serviette chez les propriétai­res terriens de l’Oise et les familles moins fortunées se disputent pour le recevoir.

En 1967, Colette a 8 ans. Elle est la huitième d’une fratrie de treize. Ses parents, cultivateu­rs, sont aussi modestes que pieux. Le soir, avant de se coucher, on s’installe autour de la cheminée pour prier en direction du crucifix. Chaque vendredi, le curé est invité à déjeuner. Les enfants se donnent du mal pour attirer ses

bonnes grâces. « On buvait ses paroles, se souvient Colette, 60 ans aujourd’hui. Le dimanche, je lisais les Épîtres à l’église alors que j’étais très timide. C’était ma façon à moi d’avoir ma petite place auprès de lui. » Elle insiste pour devenir enfant de choeur, mais il l’éconduit au prétexte que ce privilège est réservé aux garçons.

Elle regarde un peu dépitée ses frères, tous servants d’autel, se rendre au presbytère pour préparer l’office dominical. Ils y font aussi du jardinage, retirent les herbes folles ou coupent du bois. En récompense, ils ont droit à des boissons gazeuses, Coca-Cola ou Orangina, le comble de la modernité à l’époque. Il leur arrive aussi de monter dans le grenier baptisé « la clé du paradis », où trône un fascinant train électrique. Aux beaux jours, le père installe une piscine gonflable pour rafraîchir ses ouailles. Il organise parfois des camps scouts où, sous les tentes, on fait l’apprentiss­age de la virilité et de la foi.

Certains s’étonnent-ils de voir autant de marmaille dans une maison curiale ? Ils sont traités d’anticléric­aux, toujours prêts à discrédite­r l’Église. De toute façon, la majorité des parents remettent avec plaisir leur progénitur­e au curé, bien contents de trouver un précepteur capable de leur inculquer bonnes manières et charité chrétienne. Qui pourrait douter de lui ?

Le premier soupçon se dessine en janvier 1984. De passage à la décharge municipale, un cousin de Colette découvre une étrange photo au milieu des ordures : on y voit le curé nu comme un ver, un pied posé sur une chaise, les attributs généreusem­ent mis en avant. Le père de Colette est stupéfait. Il traverse la Grande Rue pour demander des explicatio­ns à l’abbé. Moment d’embarras. Matassoli évoque un souvenir de service militaire, « une blague de potache, rien de plus ». Bizarre : sur le portrait, cet homme-là a l’air d’avoir 30 ans.

Colette, à qui l’histoire n’a pas échappé, en parle à ses frères : ils en savent peutêtre davantage, puisqu’ils sont si souvent au presbytère. Une digue lâche. Paul, 20 ans, se livre. Il raconte comment l’abbé les incitait à prendre des douches avec lui quand ils étaient gamins. Jacques, le cadet de 22 ans au caractère si réservé, fond en larmes. Oui, lui aussi allait sous la douche avec Matassoli. Le curé le prenait parfois en photo dans des poses suggestive­s avant de le caresser. Il passait ensuite une serviette sur son frêle corps pour le nettoyer. Cela se déroulait de ses 6 à 14 ans, dans le presbytère, à deux pas de la maison familiale, ou lors des colonies de vacances organisées dans le Jura. Jacques avait bien essayé d’en parler à un ami, mais l’autre s’était mis à rire. Alors il s’est replié dans le silence. « De toute façon, les parents ne m’auraient jamais cru », dit-il à Colette. Matassoli était pour eux l’incarnatio­n de Dieu sur Terre. Durant les déjeuners du vendredi, il posait Jacques sur ses genoux et sans que personne ne s’en rende compte, il glissait une main dans sa culotte, discrèteme­nt. « Il insistait pour que je ne dise rien. Et il me chuchotait : “Il n’y a pas de mal à se faire du bien.” »

Colette a alors 28 ans. Avec sa grande soeur Odile, elle entend porter plainte. Mais on ne s’attaque pas au curé du village sans prendre de précaution­s. Odile se méfie des gendarmes du coin. Elle se croit placée sur écoute et va parcourir plus de 25 kilomètres pour appeler la police judiciaire de Paris d’une cabine téléphoniq­ue de Beauvais. Quelques jours plus tard, un inspecteur convoque Jacques. « Ce que vous me dites, ça ne s’invente pas », lâchet-il à la fin de l’audition.

Une enquête est confiée à la police judiciaire de Creil, dont dépend le village de Saint-André-Fariviller­s. Hélas, les craintes d’Odile se confirment. Rien n’avance. Pas d’enquête de voisinage, aucune convocatio­n. Elle en est certaine : le curé a été mis dans la confidence par les autorités. Il aurait même eu le temps de faire disparaîtr­e des photos compromett­antes. D’ailleurs, il est à peine interrogé par courrier. En guise de réponse, il parle de quiproquo et enchaîne les dénégation­s. « Seul Dieu peut me juger », conclut-il. L’enquête sera abandonnée quelques mois plus tard.

En 1986, Paul se tue dans un accident de tracteur. Pour son père, il est hors de question que Matassoli assiste à l’enterremen­t, encore moins qu’il prononce une prière. Il va le lui signifier en personne. Colette se rappelle la teneur des échanges.

Matassoli nie toute faute, ou presque : « Ah non ! Pas durant les colonies ! Il ne s’est rien passé là-bas ! » Veut-il dire qu’il se déchaînait au presbytère ? Il évoque les douches, mais refuse de parler d’attoucheme­nts. Il se dit même prêt à jurer sur les Évangiles que le témoignage de Jacques est un pur mensonge. « Si je lui ai fait du mal, je demande pardon », concède-t-il.

Ces demi- excuses ne passent pas. Le 21 février 1986, le père de famille prend la plume pour convaincre le curé de se repentir : « La lettre que je vous adresse vous paraîtra peut- être malhabile et décousue, écrit-il d’une main tremblante. Elle exprime la souffrance d’un père chrétien qui vous avait confié un enfant pour en faire aussi un chrétien et dont vous avez fait un incroyant du fait de votre comporteme­nt. » Il ajoute : « Je ne cherche pas à me venger. J’aurais juste voulu que vous reconnaiss­iez les faits pour rendre justice à mon fils qui a tant souffert. » Le curé continue de minorer les faits. Dans un courrier envoyé sept jours plus tard, il parle d’une histoire vieille de dix ans qu’il serait bon d’oublier. « Il arrive que des moniteurs de colonies se douchent ou se changent en présence d’enfants sans qu’ils ne soient choqués. S’il m’est arrivé de faire du mal, il m’est aussi arrivé de faire du bien. Dieu m’en tiendra compte. » Il se dit proche de la mort, atteint de problèmes pulmonaire­s. Il ose même se demander si la famille ne s’en réjouirait pas. « Vous souffrez, moi aussi. » La mère de Jacques, glacée par une telle réponse, lui écrit à son tour. Elle le supplie d’emprunter la voie de la miséricord­e. « Si cela peut procurer la paix, je reconnais mes torts et je demande pardon, répond-il. Je prie pour vous tous, merci de prier pour moi aussi. »

Jacques sombre. Il vit seul dans un modeste appartemen­t de Colombes, en banlieue parisienne, trouve un emploi au sein d’un centre de tri postal. Son état psychique se dégrade. Il devient hargneux, tient des propos incohérent­s. Un soir, il téléphone à Colette, en plein délire : « Je suis le roi de Montmartre. Je vais me faire des couilles en or. » Quelques jours plus tard, dans un nouvel accès de folie, il dérobe un vélo et tombe dans la Seine. Il meurt noyé, à l’âge de 27 ans. Un suicide ? « Si sa vie n’avait pas été détruite par ces actes de pédophilie, me dit Odile, Jacques serait probableme­nt encore vivant aujourd’hui. »

En 1986 toujours, un autre paroissien écrit à l’évêché de Beauvais. Jean-Paul a alors 36 ans. Il est devenu instituteu­r, mais

Sur une photo des années 1970, on voit le curé nu comme un ver, un pied posé sur une chaise, les attributs généreusem­ent mis en avant.

il n’a pas oublié ce soir où le père Matassoli a tenté de lui sauter dessus durant un camp scout. Il avait 9 ans et ce traumatism­e le poursuit toujours. « Nous avons bien reçu votre courrier et il a retenu toute notre attention, lui répond le vicaire général, Georges de Broglie. D’ici quelques jours, nous pourrons répondre de façon plus circonstan­ciée aux faits que vous rapportez. »

Les mois passent, sans plus de réponse. Puis les années. Un nouvel évêque, Mgr Guy Thomazeau, arrive à Beauvais en mars 1995. Il convoque le père Matassoli dont on lui a signalé le comporteme­nt. « Le curé était consterné, me raconte Georges de Broglie, présent lors de l’entretien. Il n’a pas nié les faits. Alors on lui a dit qu’il fallait qu’il mène une vie digne et qu’il ne fasse plus parler de lui. » Aucune sanction n’est prononcée. Aucune enquête n’est lancée pour établir l’ampleur de la faute.

Jean-Paul, de son côté, n’a toujours pas de réponse à ses questions et ça l’empêche de vivre. En 1999, il sollicite de nouveau l’évêché. « Je me suis enquis des faits que vous révéliez, lui répond le vicaire général. Malheureus­ement, comme nous pouvions le craindre, il n’a pas été possible d’en obtenir confirmati­on compte tenu du temps écoulé. » J’interroge aujourd’hui le clerc sur ce qu’il faut bien appeler un mensonge. Il prend un air affecté : « Les faits dataient de plus de trente ans. Ils étaient prescrits.

Que pouvions-nous dire de plus au plaignant ? C’était de cette manière qu’on réagissait à l’époque. On essayait de résoudre ça comme ça, sans vague. Maintenant, c’est différent. Et en vous disant ça, je n’ai pas peur. Je peux me regarder dans la glace. » Il m’assure avoir dénoncé deux prêtres soupçonnés d’abus à la justice parce que les faits n’étaient, eux, pas prescrits.

Jardinage les fesses à l’air

Mgr Thomazeau va attendre la fin de l’année 2000 pour répondre à Jean-Paul : « Ni mon prédécesse­ur ni moi-même n’avons eu à connaître d’une plainte en matière de pédophilie émanant d’enfants ou de parents, minimise- t-il. Loin d’être insensible à la souffrance traduite dans votre lettre, j’en porte avec vous ma part. » Je l’interroge aussi sur cet étrange courrier. Il élude, m’assure avoir mis en garde son successeur, Mgr James, affecté à Beauvais en avril 2003. Au téléphone, ce dernier me certifie le contraire. « Pendant mes six ans de présence dans ce départemen­t, je n’ai reçu aucune victime du père Matassoli ni aucun courrier le concernant. Je n’ai pas de souvenirs de remarques qui m’auraient été faites sur lui. » Qui ment ? Qui dit la vérité ? Dans cette affaire où les saints hommes se dérobent les uns après les autres, tout se passe comme s’il fallait protéger l’Église avant les fidèles.

Les indices sont pourtant là. Partout. Il suffit d’ouvrir les yeux, de tendre l’oreille. La maison curiale n’est pas à l’abri des regards indiscrets. Plusieurs habitants du village ont aperçu le prêtre se promener nu avec des enfants dans sa propriété. D’autres ont bien vu des jeunes en train de jardiner, vêtus d’un simple tablier, fesses à l’air. Des voisins du presbytère se souviennen­t de la visite de Matassoli. « Il est monté à l’étage pour vérifier la vue, explique l’un d’eux. Il n’a plus organisé de camps scouts sur son terrain après ça. »

Dans les années 1990, un chasseur du coin le croise par hasard sur la route. « Il avait une main sur le volant, l’autre dans le slip d’un enfant », me dit-il. À l’écouter, le chasseur se serait empressé de le dénoncer à la mairie. « Mais on m’a conseillé de garder ça pour moi “sinon il n’y aura plus de curé au village.” » Lui s’est contenté de retirer ses enfants du catéchisme. « De toute façon, tout le monde savait sans savoir. » Vraiment ? J’en parle un matin avec Hervé Commelin, maire sans étiquette de Saint-André-Fariviller­s depuis 2008. Il ne cache pas son embarras : « Oui, me répond-il, j’ai entendu parler à l’époque de l’histoire de Jacques. » Il utilise aussi le mot « rumeurs » pour évoquer les témoignage­s des années 1980. Puis il finit

par lâcher : « Il est toujours difficile de se prononcer sur ce genre d’affaire. C’est parole contre parole. » Je lui demande s’il a cherché à établir les faits : « Je ne m’en suis pas soucié », réplique-t-il. Est- ce la ruralité qui rend la recherche de la vérité si difficile ? Dans cette région, les cultivateu­rs travaillen­t souvent chez les propriétai­res qui les logent. Parler, c’est risquer de perdre son emploi et sa maison. Sur ces terres où tout le monde se connaît, la moindre rancoeur est vite exacerbée. On reste chez soi à épier le voisin derrière les volets, on s’observe au marché, devant l’école, ou lors de la procession pour recevoir l’hostie.

En 2009, le père Matassoli quitte Saint-André-Fariviller­s pour s’installer à 30 kilomètres au sud, à Agnetz, dans une maison adjacente à celle de sa soeur. Il a 80 ans. C’est un vieil homme plaintif, qui a dû se faire retirer un rein, mais son esprit reste alerte. Il lui arrive encore de porter la communion au domicile des fidèles mal en point. Mgr Benoit-Gonnin est consacré à Beauvais le 2 mai 2010. Quelques jours plus tard, il décachette une lettre de Jean-Paul, qui décrit une nouvelle fois les sévices endurés. Il lui propose un rendez-vous, mais celui- ci n’a pas lieu. Pourquoi ? L’évêque qui me reçoit dans la maison diocésaine parle « des aléas de la vie ». Il est sur la défensive, triture sa croix pectorale argentée, faisant ainsi souffrir le Jésus entre ses mains. Il faudra attendre près de cinq ans pour que l’instituteu­r force le destin. En février 2015, Jean-Paul se rend à l’évêché pour tout raconter. Il en a besoin, il faut qu’il se libère. Il ne désire pas porter plainte, mais il exige des excuses. Surtout, il est convaincu de ne pas être l’unique victime.

L’évêque décide d’interroger Matassoli, vingt- six ans après le premier courrier. Il découvre un octogénair­e claudiquan­t mais bien éveillé qui se réfugie dans des réponses ambiguës. Il parle de sa santé défaillant­e, assure ne se souvenir de rien. « À ce moment-là, je n’ai qu’un seul témoignage, me raconte l’évêque. Je ne pouvais pas faire comme si c’était un prédateur. » Il décide tout de même de lui retirer son ministère public alors que les curés faisaient encore appel à lui pour des messes ou des funéraille­s.

À la demande impérieuse de son supérieur, l’abbé consent à rédiger une lettre d’excuses à l’adresse de Jean-Paul. À sa manière. « Je viens te dire ma consternat­ion devant les faits que tu me reproches, assure- t-il dans un courrier à l’écriture hésitante du 26 février 2015. Je ne les nie pas, mais n’en ai plus totalement le souvenir. Je n’ai jamais eu de mauvaises attitudes avec d’autres garçons et me suis toujours efforcé de bien remplir ma mission. » Il conclut, d’une plume où la mauvaise foi le dispute au mea culpa : « J’y ai manqué avec toi et je le regrette profondéme­nt. Pardonne-moi, prie pour moi quand même, je voudrais partir en paix. La paix, je te la souhaite pour le temps à venir. » Jean-Paul est révolté : le ton employé, ce tutoiement plein de componctio­n... Il en est désormais certain : jamais cet homme ne reconnaîtr­a ses fautes.

L’affaire va néanmoins rebondir en 2018, quand le procureur de Beauvais reçoit une plainte d’un homme qui n’avait encore jamais parlé. Cet ancien enfant de choeur dénonce des attoucheme­nts subis entre 1976 et 1980. Jean-Paul, qui apprend l’existence de cette procédure, décide à son tour de saisir la justice. Le procureur convoque enfin Matassoli. Mais le curé continue de nier en bloc. Sait-il qu’il est protégé par les délais de prescripti­on en matière pénale ? L’enquête judiciaire sera en effet classée sans suite. Cette fois, Mgr Benoit-Gonnin ne veut pas en rester là. « Je me dis que s’il y avait une seconde victime, il pouvait y en avoir beaucoup d’autres. » En septembre 2018, il retire le ministère privé de l’accusé, prévient le Vatican et demande l’ouverture d’une enquête canonique. (Seule Rome est apte à prononcer un renvoi de l’état clérical, ultime mesure disciplina­ire à l’encontre d’un ministre du culte.) Un prêtre de l’Oise, Marc Depecker, est nommé pour mener l’enquête. En à peine six mois, il retrouve cinq victimes et les fait témoigner. À l’été 2019, il remet son rapport sur le bureau de l’évêque. Il n’en bougera pas. Le 4 novembre, Roger Matassoli est retrouvé mort dans son bureau.

Comment faire le deuil d’une souffrance quand son tortionnai­re n’est plus ? Après des semaines d’insistance de ma part, le père d’Alexandre accepte de me rencontrer. Il a peur d’être reconnu, me demande de le renommer « Stéphane » dans cet article. Il a aujourd’hui 46 ans. Quand il contemple son existence lui vient cette sentence définitive : « Ma vie a été un calvaire. » Il est né à Campremy, un hameau à deux kilomètres de Saint-André-Fariviller­s, dans une famille dévote et modeste. Le père est mécanicien, la mère au foyer. La maison est fissurée, en travaux permanents. Les six enfants n’ont pas vraiment de chambre, la douche est délabrée. L’abbé Matassoli, bricoleur, se propose de donner un coup de main. À l’occasion, il invite Stéphane à venir se laver chez lui. « En sortant la première fois, j’avais une serviette autour des hanches. Il l’a retirée et m’a dit : “J’ai fait les camps scouts, j’en ai vu d’autres.” Je n’y ai pas prêté attention. »

Dans les années 1980, le curé devient un ami de la famille. Les parents sont ravis d’avoir toutes les semaines un « homme de Dieu » à leur table. Ils l’implorent de s’occuper de leur quatrième

À la mère d’une victime, le prêtre répond : « Si cela peut vous procurer la paix, je reconnais mes torts. Je prie pour vous, merci de prier pour moi aussi. »

fils, le plus turbulent, et de lui enseigner la sagesse du Christ. À 7 ans, le gamin revêt l’aube d’enfant de choeur et le presbytère devient sa résidence secondaire. Il y dort parfois. Ses frères l’accompagne­nt. Il s’accoutume aux douches avec le religieux. Mais pas seulement. Il évoque des agressions sexuelles. Et plus encore. C’est-à- dire ? « Je ne vous fais pas un dessin » « On parle de viol ? » « Oui... »

Ses frères grandissen­t et le laissent seul dans la maison curiale. Il y fait le ménage, du jardinage, souvent dans le plus simple appareil. Le père Matassoli s’est même offert un caméscope. Il filme tout puis se repasse les cassettes. Sur l’une d’elles, on le voit nager nu, accompagné d’enfants. Parfois l’abbé lui rappelle la règle : ne jamais parler de leurs « jeux » aux autres. Mais à qui pourrait-il se livrer de toute manière ? À aucun de ses amis, « la honte ». Ni à son père, « trop sévère ». Encore moins à sa mère. Son seul confident devient son agresseur. Au confession­nal, il lui demande si ce ne sont pas des péchés. « Non, c’est normal, c’est la nature », s’entend-il répondre.

La tête contre les murs

Ainsi commence l’emprise. Impossible de s’en défaire, quand on vit si près de celui qui vous a torturé. Le curé est toujours là. Il célèbre les baptêmes, accompagne les enterremen­ts. C’est lui qui officie, en 1994, lors du mariage de Stéphane. Il s’invite à dîner chez le jeune couple, baptise leurs deux premiers enfants. Le troisième, Alexandre, naît en octobre 2000. Le père Matassoli propose alors de soulager les parents en s’occupant des aînés. Stéphane est soudain pris de panique. Il raconte tout à son épouse, coupe les liens avec l’abbé. « Il nous a alors harcelés, se rappelle- t- elle. Il a fallu qu’on déménage à Beauvais en 2001. On s’est même mis sur liste rouge. »

Un soir de 2004, Stéphane appelle l’évêché. Il ne se souvient plus du nom de la personne qui lui a répondu, mais il se rappelle avoir tout déballé : « J’ai fini en disant qu’il fallait que les hommes d’Église aillent se laver parce qu’ils étaient sales. » Quelques années plus tard, en 2011, rongé par les antidépres­seurs et la culpabilit­é, il en parle à ses propres parents : les séances de jardinage, les nuits d’angoisse au presbytère, les vidéos. « Ah ! Il m’a bien eu celui-là », réagit son père. Trois mois plus tard, il se suicide d’un coup de fusil. Après l’enterremen­t, Stéphane remet une lettre à l’abbé dans laquelle il l’accuse du meurtre de son père. Pas de réponse, pas un mot, comme s’il ne l’avait jamais lue. Le soir même, Stéphane se jette sous une voiture.

Il reste plus de trois mois à l’hôpital psychiatri­que de Clermont, dans l’Oise. Et qui vient lui rendre visite ? Le père Matassoli. « Il m’apportait des cigarettes, des chocolats, se rappelle Stéphane. Il me conseillai­t aussi de ne pas dire de bêtises aux docteurs. » À sa sortie de l’hôpital, il rêve de faire table rase du passé. Tout est pardonné, se répète- t-il, comme pour se convaincre. « Je me dis qu’il est vieux, que ça ne va pas recommence­r. » Les deux hommes dînent parfois ensemble, parlent de tout et de rien. « Il évoquait souvent son enfance et les bombardeme­nts à Creil pendant la Seconde Guerre mondiale. C’était un vieil homme qui voulait mourir. »

Que se passe- t-il pour qu’il emmène maintenant ses enfants chez ce vieux monsieur ? Alexandre, le petit dernier, est un ado beau gosse, toujours apprêté, espiègle et doté d’une bonne répartie. Il passe le plus clair de son temps plongé dans les livres, collection­ne aussi les petites amies. En 2018, il obtient un bac littéraire avec mention, veut devenir avocat, commence des études de droit à Amiens. Ses parents lui semblent loin. Il ne les appelle que pour leur demander de l’argent. Un soir, il leur dit que Matassoli l’aide à payer le loyer. « Ça peut vous sembler fou, mais on ne savait pas ce qui se tramait », m’explique sa mère.

En mai 2019, il ne passe même pas les examens de fin d’année et revient chez elle, dépenaillé. « Je ne l’ai pas reconnu, poursuit- elle. Il était négligé, avec des pantalons troués. Il ne parlait plus du tout. Du jour au lendemain, il s’est coupé du monde. Ce n’était plus mon fils. » Souvent il s’assoit sur les marches de la maison et se met à pleurer. En juin, son père l’emmène chez un médecin qui lui prescrit des anxiolytiq­ues. Mais Alexandre refuse de se soigner. En réalité, il passe de plus en plus de temps avec le père Matassoli. Le soir du 16 septembre, en revenant de chez lui, il se mure cinq jours dans sa chambre, sans rien avaler. Juste quelques douches sans savon « pour retrouver son odeur corporelle ». Il reste allongé, scrute pendant des heures le plafond ou la télévision éteinte. Il regarde parfois des anime en version originale et se vante auprès de sa mère de parler japonais. Elle appelle le Samu. « On nous a dit gentiment que tant qu’il n’était pas violent, ils ne pouvaient rien faire. »

Quand il sort enfin de sa tanière, il montre à sa mère les messages qu’il a reçus sur son portable. « Regarde, c’est l’autre. » L’autre ? « Matassoli. » Des dizaines de SMS et d’appels en absence. « Il veut que je vienne chez lui, lui tenir compagnie, fumer une cigarette ou manger un gâteau. Est- ce que je suis obligé ? » Elle se souvient des dernières phrases qu’ils ont échangées : « Je lui ai dit : “Il est où mon fils ? Il est où l’Alexandre qui a toujours des choses à dire ?” » « Maman, cet Alexandre-là, il est mort. »

Les jours suivants, le gamin sombre. Il se met à parler tout seul, se cogne la tête contre les murs. Au soir du 1er novembre, il frappe son père, puis s’enfuit. Le lendemain matin, il est interpellé dans un McDonald’s de Beauvais. Il s’en est pris à des clients, après avoir commencé à fumer au milieu du restaurant. Son père vient le chercher au commissari­at, mais, à peine relâché, il s’enfuit de nouveau. Durant deux nuits, il dort dans la cave d’un immeuble. Comment fait-il pour se rendre chez l’abbé Matassoli, à 25 kilomètres de là ? Aucun souvenir. Aux gendarmes, il dira seulement avoir entendu la voix de son grand-père paternel lui parler en espagnol. Quelques heures plus tard, Roger Matassoli était massacré dans son bureau.

Alexandre a été mis en examen pour meurtre aggravé, acte de torture et de barbarie. Il encourt la réclusion criminelle à perpétuité. Le juge des libertés et de la détention l’a placé dans une unité hospitaliè­re pour les prisonnier­s dangereux. « Il n’a aucune agressivit­é, m’assure son avocate, Me Caty Richard. C’est un agneau, mais sous camisole chimique. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Quand je lui demande de me parler du jour du meurtre, il me répond : “C’est quoi, cette affaire ?” »

Une première expertise psychiatri­que a établi l’abolition de son discerneme­nt au moment des faits. Les résultats de la contre- expertise sont attendus ces prochaines semaines. S’ils vont dans le même sens que la précédente, Alexandre pourrait être reconnu pénalement irresponsa­ble. Mais il restera de longues années à l’hôpital. À son père, il a commencé à livrer quelques éléments de réponse, confus et épars, comme des flashs. Il parle de douches, d’un curé qui l’observe, d’une main qui glisse dans son caleçon.

Depuis l’assassinat du père Matassoli, le diocèse de Beauvais a reçu deux nouvelles plaintes. Il y aurait à présent sept victimes déclarées. Mais combien de vies brisées restent encore dans le silence ?

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