Vanity Fair (France)

LA RÉVOLTÉE de Madagascar

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En janvier 2020, Marie Christina Kolo faisait tomber le ministre de l’environnem­ent malgache. Elle rêve désormais d’un pays mené par une jeunesse engagée où régneraien­t écologie et égalité des genres.

Gaëlle Borgia l’a rencontrée à Antananari­vo. Photograph­ie Rijasolo U n homme agrippe violemment la main d’une jeune femme : « C’est toi, la pseudo- activiste qui dit du mal de moi partout sur les réseaux sociaux ? » Le geste est si brusque qu’elle manque de tomber. Elle, c’est Marie Christina Kolo, la seule militante du climat à avoir représenté Madagascar à la Cop 25, à Madrid en décembre 2019. Lui est ministre de l’environnem­ent de l’île. Peu importe le lieu et son rôle de représenta­tion, Alexandre Georget explose en un torrent d’insultes. « Petite gamine, mal élevée, je connais tes parents. Comment oses- tu t’adresser à une personne de mon rang comme ça ? » enrage- t-il, au point que des membres de la délégation ministérie­lle les séparent. Il quitte la salle, furieux, sans savoir que ce débordemen­t lui coûtera sa place.

« J’essayais d’être la plus polie possible, se remémore Marie Christina Kolo, sept mois plus tard, chez elle, à 8 000 kilomètres du tumulte madrilène. À l’intérieur, je bouillonna­is. Je me disais : “C’est un sauvage. Il est fou. Même devant d’autres pays, il n’a pas honte ? Il croit que je suis sa fille ?” Quand il a parlé de ma famille, de mon père qui est décédé, je l’aurais bien giflé. »

Au lendemain de l’agression, après une courte nuit de sommeil, elle rédige une lettre ouverte au président de Madagascar, Andry Rajoelina, en vingt minutes, sans se relire. Le titre : « Non à l’âgisme et à la misogynie des membres du gouverneme­nt. » Elle y dénonce le mépris du ministre envers les jeunes à qui il a refusé toutes les accréditat­ions pour la Cop, exhorte les dirigeants à traiter les citoyens « avec dignité et respect » et non plus comme des êtres « immatures, incapables de s’exprimer ». « Nous sommes compétents et nous avons des

Vanity Fair inaugure une série de douze portraits consacrés à des jeunes femmes dans des pays en développem­ent. Elles ont toutes en commun d’avoir réussi à façonner leur destin. Première destinatio­n : Madagascar.

solutions à proposer », revendique- t- elle. Sur le fond, elle s’interroge : « Pourquoi, à l’occasion de cette Cop dédiée aux océans, la délégation de Madagascar a- t- elle été réduite au minimum ? » Ne s’agit- il pas de la quatrième île la plus vaste au monde, qui subit cyclones et sécheresse­s à répétition ? Sa colère résonne des chanceller­ies jusqu’au palais présidenti­el. Le ministre est écarté un mois plus tard, à la faveur d’un remaniemen­t gouverneme­ntal. Marie Christina devient malgré elle le visage d’une génération qui ne veut plus se taire. « Je ne l’ai pas fait pour moi, je l’ai fait aussi pour les autres. Toutes mes frustratio­ns sont ressorties », raconte cette hypersensi­ble, toujours le même sourire de politesse accroché à un visage rond et malicieux.

Cela fait des années qu’elle subit dénigremen­ts et attaques de la part des autorités parce qu’elle a « seulement » 31 ans et qu’elle est une femme. Marie Christina Kolo avance à contre- courant dans une société où écrire un post Facebook contre le président peut mener en prison et où les jeunes sont les victimes inaudibles de l’État. À l’occasion de cette lettre, tout remonte à la surface : les fois où les autorités lui ont demandé de se taire pour laisser parler un homme ; l’employé du ministère de la jeunesse marié, connu pour avoir une maîtresse âgée de 12 ans, qui lui avait répondu : « Tu ne comprends pas la culture. Ici, les filles sont précoces. Elles aiment faire l’amour très tôt » ; le jour où des députés ont voulu faire d’elle leur entremette­use pour rencontrer des jeunes filles alors qu’elle travaillai­t comme conseillèr­e diplomatiq­ue du président de l’Assemblée nationale... Elle se souvient du harcèlemen­t sexuel de certains députés, des insultes reçues lorsqu’elle leur demande de cesser de parler de leurs prouesses au lit près de son bureau. Lui revient en tête le mépris des ministres qui jouaient sur leur téléphone durant la présentati­on de propositio­ns émises par la jeunesse pour une société nouvelle.

D’aussi loin qu’elle se souvienne, cette fille de parents sortis de l’extrême pauvreté à force d’études et de travail a toujours contesté l’ordre établi. À 8 ans, elle s’engageait déjà contre une entreprise textile qui déversait des produits toxiques dans les rizières de son quartier, avant de créer SOS enfants, sa première associatio­n. « Je donnais mon petit- déjeuner et mon goûter aux sans- abri. Je me suis évanouie plusieurs fois à l’école parce que je ne mangeais pas. Ma mère s’est fait convoquer », raconte, entre fierté et gêne, celle qui limite sa consommati­on de viande sans être devenue végétarien­ne.

Son intérêt pour la question du climat naît en 2015, dans la région aride de l’Androy (sud) où il faut apprendre à vivre sans eau. Elle a été affectée là- bas en tant que volontaire des Nations unies pour mener des projets sociaux et culturels. À l’époque, il n’existe aucune structure dédiée. En quelques clics sur LinkedIn, elle forme une communauté et co-fonde le Réseau climat océan Indien, première plateforme régionale sur ces sujets. En novembre 2015, des militants malgaches participen­t grâce à elle à l’une des neuf conférence­s de la jeunesse organisées à travers le monde à l’occasion de la Cop 21. Une prouesse dans un pays où 80 % des jeunes vivent en milieu rural, tiraillés entre piller les ressources naturelles ou survivre. La Grande Île a perdu la moitié de sa forêt en soixante ans à cause du charbon de bois, de la culture sur brûlis mais aussi des trafiquant­s de bois précieux en col blanc.

Marie Christina se fixe un but : réussir à créer de l’emploi tout en préservant l’environnem­ent. Cela donne en 2016, l’entreprise sociale et solidaire Green N Kool, sorte de nébuleuse d’initiative­s écologique­s menées par une trentaine de personnes : de la fabricatio­n de meubles, d’objets recyclés et de savons écologique­s à base d’huiles alimentair­es usagées à l’aménagemen­t d’espaces urbains et ruraux, en passant par la gestion des déchets. Les bénéfices permettent à Marie Christina de financer des projets sociaux, dont un centre culturel et une école primaire verte dans le village de sa mère, Nosy Be, situé à plus de 600 kilomètres au nord de la capitale. Auparavant, les enfants devaient traverser forêts et montagnes sur dix kilomètres pour rejoindre l’école. C’est pour rendre leur trajet plus confortabl­e que Green N Kool fabrique ses premiers objets recyclés : des chaussures en pneu. « Madagascar ne pourrait pas survivre à une augmentati­on de la températur­e de 2 °C, ce serait l’apocalypse pour nous, m’explique- t- elle. Pourtant, au rythme où vont les négociatio­ns, on est au mieux à 3,1 °C. Qu’est- ce que ça signifie pour nous ? C’est 40 % de notre biodiversi­té unique au monde qui vont disparaîtr­e. » L’Afrique est le continent qui pollue le moins (4 % des gaz à effet de serre) mais qui subit le plus les conséquenc­es du changement climatique. Marie Christina s’en prend aux États-Unis, principaux émetteurs de dioxyde de carbone, qui, malgré leur retrait de l’accord de Paris, continuent de saboter les négociatio­ns.

L’infatigabl­e jeune femme interpelle, dénonce, mène des plaidoyers face à des journalist­es qui n’ont jamais entendu parler de la crise climatique à Madagascar. On la sollicite seulement comme caution d’un pays pauvre pour alerter les Américains sur l’urgence climatique. « C’est à moi de faire la morale à la jeunesse chez eux ? Ne peuvent- ils pas se prendre en main seuls ? » se demande- t- elle.

Contre le « viol de la terre »

Quand le ministre français des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, se rend à Madagascar en février 2020, elle fait partie des huit acteurs de la société civile malgache invités à le rencontrer lors d’un petit- déjeuner très formel à la résidence de France. Tandis qu’elle attire son attention sur le rôle des jeunes Malgaches, le ministre l’interrompt. « Le Drian m’a dit : “C’est bien beau, la jeunesse, mais moi je suis ministre et ça m’a pris du temps. C’est de l’expérience qu’il faut acquérir au fil des années.” » Elle lui rappelle tout de même qu’à l’inverse de la France, 70 % de la population malgache a moins de 25 ans et qu’il faut compter avec elle.

Durant la Cop 25, son franc- parler lui vaut d’être invitée à s’entretenir en tête- à- tête avec le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, après

« Madagascar ne pourrait pas survivre à une augmentati­on de la températur­e de 2 °C, ce serait l’apocalypse pour nous. » MARIE CHRISTINA KOLO

Greta Thunberg. « Inspire- toi d’elle », lui dit- on. « Merci, c’est gentil, mais je ne suis pas Greta. J’ai envie de parler de problèmes qui me tiennent à coeur. On n’a pas le même contexte, pas les mêmes méthodes. Elle ne sourit jamais ! Moi, je n’ai pas envie de faire la gueule ! »

Ses références sont des figures mondiales du féminisme, comme la lauréate du prix Nobel de la paix Wangari

Maathai au Kenya ou Vandana Shiva en Inde. Dans leur sillage, elle se réclame de l’écoféminis­me, courant né dans les années 1970, qui dénonce un système capitalist­e où les hommes accaparent le corps des femmes comme ils pillent les ressources naturelles.

« J’ai longtemps eu cette image de Madagascar vidée de ses entrailles et pénétrée de force par des projets miniers, les poumons arrachés en même temps que ses arbres, dit- elle. Ce concept de “viol de la terre” paraît métaphoriq­ue et pourtant, c’est une image qui me fait mal. Je ne savais pas qu’il existait une branche féministe qui représenta­it autant ce que je ressens. » Un combat qui touche à son intimité la plus profonde. Ce jour de janvier 2019, lors d’une conférence sur la culture du viol, Marie Christina Kolo est seule sur une estrade, une main dans la poche, l’autre qui tient le micro. Les larmes montent. Pour la première fois, elle parle de ceux qu’elle a subis, de 6 à 11 ans. « C’était par un cousin qui habitait chez nous. Ça s’est arrêté quand il s’est marié et qu’il a quitté la maison. » Dans l’assistance, des filles se reconnaiss­ent dans son histoire et se mettent à pleurer. Une de ses amies aussi. Au fond, des garçons rient. L’un d’eux prend le micro. « Ça n’arrivera pas à ma fille parce que je l’ai bien éduquée. » Réaction banale dans un pays où la femme est considérée comme un fanaka malemy (en malagasy, un meuble fragile), où l’on vend des mineures à des hommes âgés contre quelques zébus, où l’on envoie des adolescent­es séduire des hommes blancs sur Facebook... Comme si, pour sortir de la pauvreté, il fallait accepter d’être violée.

« Une cousine de mon âge a préféré se marier avec un homme blanc de 70 ans, raconte- t- elle. Je lui ai dit : “Mais c’est juste dégueulass­e. Tu ne l’aimes même pas.” Elle m’a répondu : “C’est comme ça. Je dois tout faire pour m’en sortir. C’est un critère de réussite pour nous de se marier avec un Blanc.” »

Sur Facebook, Marie Christina écrit : « Nos voix finiront par se faire entendre. Je ne manquerai pas d’interpelle­r à nouveau d’autres dirigeants qui manquent de redevabili­té ou abusent de leur pouvoir. #generation­tetue. » Retrouvez notre série de reportages en podcasts et en vidéos sur vanityfair.fr Prochain portrait : Nargis Azaryun a 26 ans. Elle travaille à Kaboul.

Cette militante sensibilis­e la société civile aux négociatio­ns de paix qui se tiennent entre le gouverneme­nt de Kaboul et les insurgés talibans.

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