Vanity Fair (France)

« LENTEMENT, CALMEMENT »

Yoga, le nouveau roman d’Emmanuel Carrère, annoncé pour février 2020, est sorti fin août sans crier gare. Il est en lice pour la course aux prix littéraire­s. On vous dit pourquoi c’est son meilleur.

- Texte Philippe Azoury

Laissez parler ensemble plusieurs lecteurs de Yoga et vous remarquere­z que le premier terme qui revient, c’est le plaisir. Remarque étrange car elle suppose d’abord, dans son étonnement, que ce plaisir manque ailleurs. Cette façon que possède Emmanuel Carrère de s’emparer de vous et de ne plus vous lâcher serait en 2020 une denrée rare, la grande absente de l’écriture contempora­ine. Pour en avoir le coeur net, il faudrait avoir tout lu, donc se payer de larges tranches de déplaisir, mais c’est un fait : Carrère est un conteur comme il y en a peu en France. Presque à l’américaine. Il en a le souffle, la respiratio­n.

Dans Yoga, qui commence par un stage de méditation et se termine sur une île en Grèce, parmi les migrants, en passant par les attentats de Charlie Hebdo et une dégringola­de mentale, tout est affaire de respiratio­n. Surtout, Carrère est un conteur lent. Il prend son temps. Il sait que vous êtes prêts à lui accorder la nuit : ses livres, il est rare que l’on en descende en route.

Il est signalé, quelque part dans Yoga, à propos d’un de ces nombreux maîtres de méditation avec lesquels le récit nous met en contact (en l’occurrence, un maître de yoga Iyengar nommé Faeq Biria), qu’il dit les choses « lentement, calmement, comme un conteur oriental : il n’est pas iranien pour rien ». Yoga est peut- être le premier « roman iranien » d’Emmanuel Carrère, en cela qu’il dit lentement, calmement, des choses terribles.

Il faut avoir beaucoup étudié certaines philosophi­es d’Orient, dessiné certaines volutes dans l’espace, pour arriver à dire, « lentement, calmement », quatre années d’une dépression si grave qu’elle a conduit l’auteur durant quatre mois à l’hôpital psychiatri­que Sainte-Anne à Paris, entre injections de kétamine et électrocho­cs.

Pourtant Carrère produit une écriture bénéfique, rayonnante, séductrice : tout ce dont le plaisir est le nom ; tout ce dont le plaisir de son écriture est le mystère.

Comment arrive- t-il à coucher sur papier une dizaine de saisons en enfer et à l’intituler Yoga ? Titre génial, gonflé. En le découvrant, on croit que cette fois, ça y est : la littératur­e française a vraiment touché le fond de la bouteille. Mais après quinze pages, on comprend que ce titre a l’humour, la légèreté, la limpidité et l’ascèse nécessaire pour englober son projet : dire une crise, émouvoir avec elle, sans pour autant produire une écriture folle, alarmée. En pénétrant au contraire par l’écriture, le coeur même de la tempête pour ne surtout pas la laisser, une seconde fois, emporter le capitaine.

Tout bas, il nous dit qu’il ne faut pas avoir peur. Surtout pas. Quel étrange livre... Qui a les qualités des précédents : le plaisir, mais aussi la joie d’une connaissan­ce douce (ses livres nous plaisent aussi parce qu’on y apprend toujours plein de trucs). De même que ses défauts : ce livre zen mais plein, léger pourtant de tous les malheurs du monde et des abîmes fréquentés par son auteur, a aussi plus que jamais ce que l’on reproche à tous les romans de Carrère : leur séduction tenace. Même et surtout quand il se déprécie.

Tout le livre est forgé ainsi : son auteur est persuadé d’être un homme mauvais, mais il cherche à savoir s’il est possible de devenir un jour enfin un homme bon. La réponse, on ne la divulguera pas. Mais celui qui cite un poème de l’écrivaine la plus injustemen­t oubliée de ce siècle, la poétesse Catherine Pozzi, est forcément un homme bon : « Vous referez mon nom et mon image/ De mille corps emportés par le jour. » Oui, « très haut amour » pour Yoga. Yoga plaît, mais Yoga voudrait aider. Yoga s’apitoie, mais Yoga voudrait s’ouvrir, se « déconditio­nner ». Yoga voudrait changer le cours du monde mais aussi sa propre écriture, et il y parvient. Au prix d’un long chemin. Si calmement raconté. Dans une lenteur fantastiqu­e, une lenteur tai- chi, une lenteur de paon.

Yoga d’Emmanuel Carrère (POL).

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