Vanity Fair (France)

« Vian avait une présence hallucinan­te. Les gens étaient sidérés. Il chantait des trucs terribles, des choses qui m’ont marqué à vie. »

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se nomme Michèle Arnaud, une femme moderne et libérée qui jouera un rôle déterminan­t dans la métamorpho­se du jeune musicien taciturne en distribute­ur de chansons pour le Tout-Paris des chansonnie­rs. Arnaud était en l’espèce l’une des mieux servies. L’autre déclencheu­r, qui fait l’effet d’une bombe dans l’esprit encore indécis de Ginsburg, c’est le passage de Boris Vian au Milord : « J’en ai pris plein la gueule, dira- t-il en 1984 à propos de l’auteur- chanteur le plus fantasque et imprévisib­le de l’époque. Il avait une présence hallucinan­te, vachement stressé, pernicieux, caustique... Les gens étaient sidérés. Il chantait des trucs terribles, des choses qui m’ont marqué à vie. »

Ginsburg en voie accélérée de gainsbouri­sation estime qu’il va peut- être pouvoir se glisser dans les pas de cet olibrius qui affiche, outre son répertoire corrosif, une silhouette et un visage blafard d’avaleur de sabres pas si éloignés de sa propre morphologi­e qui le complexe. Disparu prématurém­ent en 1959 d’une crise cardiaque, l’auteur de J’irai cracher sur vos tombes aura le temps de se lier d’amitié avec cet étrange jumeau et de signer dans Le Canard enchaîné une chronique élogieuse du premier album de celui qui était définitive­ment devenu Serge Gainsbourg, Du chant à la une !... Fort des compositio­ns, paroles et musiques, qu’il a placées chez Michel Arnaud ( La Recette de l’amour fou, Douze Belles dans la peau), puisqu’il dirige également les éditions Tutti et le cabaret Les Trois Baudets à Pigalle. Des décennies avant le fameux « 360 » dont se gargarisen­t aujourd’hui les caciques des maisons de disques formés en écoles de commerce, Jacques Canetti a déjà tout inventé. Suivant son infaillibl­e intuition, il présente ce poulain un peu sauvage à un arrangeur maison très élastique, Alain Goraguer. Pour Goraguer, Gainsbourg n’est pas complèteme­nt inconnu car il l’a aperçu autrefois dans un bar du Touquet, Le Club de la forêt, où il faisait le pianiste saisonnier. Venu en touriste, Goraguer a été intrigué en le voyant chanter à voix basse des standards américains, séduit également par son toucher jazz plutôt véloce, hérité d’Art Tatum. Goraguer n’est pas non plus un inconnu pour le chanteur en chantier. Il possède même un atout maître : c’est lui qui a coécrit et orchestré certaines des chansons les plus explosives du répertoire de Boris Vian, ainsi que le furieuseme­nt moderne Fais-moi mal Johnny interprété Magali Noël, sur un texte scandaleux et épicé du même Boris.

Entre les deux G, Gainsbourg et Goraguer, le courant passe donc en un éclair, allumant un arc lumineux qui va non seulement éblouir le paysage de la chanson pendant des années mais rejaillir aussi sur d’autres interprète­s de Serge. Et jusqu’aux salles obscures puisque le binôme va laisser sa trace dans quelques films plus ou moins mémorables, parmi lesquels L’Eau à la bouche de Jacques Doniol-Valcroze, aux avant-postes de la Nouvelle Vague. L’éclosion à distance d’un cinéma différent et d’un chanteur aussi singulier que Gainsbourg appartient à l’évidence au même mouvement d’accélérati­on vers la modernité, né avec l’approche des années 1960.

Les premiers recueils de ces chansons écrites d’une plume misanthrop­e, à l’encre noire trempée alternativ­ement dans l’existentia­lisme et le polar américain, sont encore empreints musicaleme­nt du jazz des fifties et des sonorités afro- cubaines et brésilienn­es dont Goraguer adapte avec maestria la grammaire éruptive. Le timbre hautain, nasal, impavide de ce Gainsbourg des débuts constitue également une marque de distinctio­n comparée aux séducteurs pommadés des hit-parades et aux bateleurs du music-hall. Qu’un titre aussi sombre et désespéré que Le Poinçonneu­r des Lilas ait finalement touché le public à

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