Vanity Fair (France)

PORTRAIT D’UN JOUEUR

-

Romancier, essayiste, éditeur et grand fumeur de cigarettes sans filtre, Philippe Sollers, 84 ans, a traversé un demi-siècle de littératur­e et de passions françaises. Au moment où sortent deux nouveaux livres, il reçoit Philippe Sollersdan­s son bureau, au siège des éditions Gallimard. Rencontre avec un écrivain sans pareil, aux identités multiples.

Et là, on voit Philippe Sollers, dans sa quatreving­t- cinquième année, bondir de son siège et lancer d’une voix de baryton : « Eh ouais, mec ! » En un éclair, il vient de rajeunir de plus de soixante ans, comme s’il se situait dans une courbure de l’espace-temps – sa marotte du moment. D’un air docte, en détachant chaque syllabe, il lit la définition du dictionnai­re : « L’espace-temps est un espace à quatre dimensions dont chaque point est un événement. » Le dernier mandarin de Gallimard, depuis le départ de Pierre Nora, ajoute qu’à son avis, cet événement-là est un événement de parole : du « parlêtre » pour citer Lacan dont il a suivi les séminaires : « Un discours qui ne serait pas du semblant » et qui, du coup, formerait dans le temps une courbure infinie. On s’accroche aux branches. « Si vous êtes un peu averti, ajoute-t-il en vous regardant comme s’il jaugeait à quel point vous l’êtes, vous ressentez ça physiqueme­nt. » On pense alors à la phrase de Spinoza qu’on ne peut lire qu’en se pinçant : « Nous sentons et nous expériment­ons que nous sommes éternels. »

En plein coeur de Paris, le siège de Gallimard est désert ce jour-là. Tout le monde est en télétravai­l. Philippe Sollers se trouve dans son minuscule bureau de L’Infini, sa revue et sa collection, comme un roi Lear peuplé de solitude, de livres et de fétiches. « C’est un peu comme si vous étiez dans la grotte de Bernadette Soubirous », ricanera l’éditeur Jean-Paul Enthoven. C’est vrai. On entre là dans la quatrième dimension. Et, un bref instant, dans le mouvement de joie que l’écrivain seul vient d’avoir, tous ses visages transparai­ssent en un seul. Qui est-il ? Peut- être l’ultime grand témoin et acteur du moment où « Paris [était] la cervelle du monde », pour le dire avec Balzac. La dernière période de l’histoire où, en France, la littératur­e est encore une branche de l’esthétique et de la politique.

À 21 ans, en 1957, ce jeune Bordelais publie son premier roman Une curieuse solitude, salué par François Mauriac et Louis Aragon (« le Vatican et le Kremlin », se moquera- t-il ensuite). Il passe à la télévision. Il est très beau, avec des mains de pianiste, parle avec onction. Il cache déjà son jeu. Deux ans plus tard, il fonde avec des amis (tous morts aujourd’hui) la grande revue intellectu­elle et « révolution­naire » de son temps : Tel Quel. Tout est nouveau alors : le roman, la philosophi­e, la critique. Sollers se situe à la croisée des trois. Les plus grands esprits écrivent dans sa revue : Roland Barthes, Michel Foucault, Pierre Boulez, Umberto Eco, Jean-Luc Godard et même Bernard-Henri Lévy.

C’est l’âge où Sollers séduit aussi une romancière belge de vingt-trois ans son aînée, Dominique Rolin, pour l’une des plus grandes histoires d’amour du siècle. Elle durera un demi

xx siècle, résistera au mariage en 1967 avec la philosophe et psychanaly­ste Julia Kristeva. Et donnera lieu à trois volumes d’une correspond­ance amoureuse qui mériteraie­nt de se vendre aussi bien que les lettres de François Mitterrand à Anne Pingeot ou d’Albert Camus à Maria Casarès. Puis Sollers prend son visage des années 1980, après la sortie de son roman Femmes, son unique succès littéraire avec son Dictionnai­re amoureux de Venise. C’est sa période Casanova, avec bagues, fume- cigarette et coupe au bol, ce qui le fait ressembler à un prêtre de la publicité pour Chaussée-aux-moines, comme le raillait en mode chipie Marguerite Duras. Période « suffrage à vue » avec les femmes, pour reprendre l’expression de Casanova, justement. Certains demandent à voir, comme son vieil ami, l’éditeur Jean-Paul Enthoven : « Je suis moi aussi un homme à femmes, mais j’ai toujours été avec des créatures célestes. Alors qu’avec Sollers, on a sans cesse l’impression qu’il s’agit d’étudiantes de Yale un peu grosses. Savez-vous aussi que dans Femmes, le personnage de la présidente ne serait autre que Marie-France Garaud ! Et voilà que Sollers raconte maintenant qu’il a été l’amant de Maria-Antonietta Macciocchi [philosophe italienne maoïste proche de Sartre]. Mais même en 1965, elle n’était pas baisable ! » conclut élégamment l’éditeur. Il faut dire que sa rancoeur est palpable : « J’ai cru que Sollers m’aimait. Je lui ai consacré une trentaine d’articles. Mais il ne m’aimait pas ; il se servait de moi. Bien sûr, l’ingratitud­e est le droit absolu des écrivains. »

Enthoven raconte aussi comment il s’est mis à écrire à cause de Sollers. « Un jour, j’avais une trentaine d’années, Philippe me dit : “Tu n’as encore publié. Tu devrais te dépêcher.” Je lui demande pourquoi et il me répond : “Parce qu’un livre est le seul endroit où ton nom est seul.” Puis, après réflexion, il ajoute : “... avec ta tombe, bien sûr – les tombes ayant la même forme que les livres.” Or il se trouve que chaque année j’allais me recueillir sur la tombe de mon frère que mes parents avaient également prénommé JeanPaul. Cela a tout débloqué. Six mois plus tard, je publiais mon premier roman. » On se dit que Philippe Sollers n’est pas marié pour rien à Julia Kristeva, mondialeme­nt connue (contrairem­ent à lui, même si l’université américaine lui a consacré quelques articles dont l’un, en 1999, sur le concept d’« agent secret » dans son oeuvre), docteure honoris causa d’un paquet d’université­s et récipienda­ire en 2004 du prix Holberg, considéré comme le Nobel de la philosophi­e et doté de 600 000 euros. Abandonnan­t la défroque de son ironie, Enthoven souffle : « J’ai toujours pensé qu’Aragon et Triolet, c’était de la frime et qu’il y a quelque chose d’un peu dégueulass­e entre Sartre et Beauvoir. Mais Sollers et Kristeva, c’est magnifique. Il y aura du légendaire autour de ce couple où tout est noble et beau. » Il raconte une autre de ses belles histoires : « Je suis allé dîner une fois au domicile de Julia Kristeva et Philippe Sollers. Je ne suis pas du gibier à psychanaly­stes, mais il m’est arrivé une chose unique. Au moment où j’ai appuyé sur la sonnette, j’ai une extinction de voix. Je suis resté chez eux jusqu’à minuit et demi et je n’ai retrouvé ma voix qu’en sortant de chez eux, rue Michelet. »

Dans les années 1980, Sollers est omniprésen­t à la télévision. « C’est devenu l’interview perpétuell­e », raillait l’écrivain Bernard Frank. À l’époque, il figure avec Jean d’Ormesson, son rival de droite, une idée spectacula­ire de la littératur­e. Aujourd’hui, il avoue volontiers que c’était du temps perdu ; mais à l’époque, pour promouvoir Femmes, il va jusqu’à participer au jeu « L’académie des neuf » et répondait sans lassitude apparente à la question « Qui a écrit Madame Bovary ? » ; de même qu’il fera plus tard l’émission « Qui veut gagner des millions ? » Et cela coûtera cher à Sollers. Dans un bref essai qu’il publie sur « l’amour de la littératur­e », Ulysse ou Colomb (éditions du Canoë), Henri Raczymow note : « Philippe Sollers, au e siècle, a raté la gloire. C’est son sucxx cès même, bizarremen­t (mais est- ce vraiment si bizarre ?), avec son roman Femmes en 1983, lequel coupa sa carrière en deux,

Dans les années 1980, Sollers est omniprésen­t à la télévision. « L’interview perpétuell­e », raillait Bernard Frank.

qui la lui aura fait manquer. Il est dès lors devenu conforme à l’époque. Il en a revêtu la couleur. Plus on le voyait faire le pitre à la télévision, moins on le distinguai­t du fond d’écran. » Feu le poète Jude Stéfan le clouait de même en cinq mots dans l’un de ses poèmes : « Sollers passant à la télévision. » Et puis dans la courbure de l’espace- temps, Sollers est de retour à 84 ans. Il est comme un magicien qui, au soir de sa vie, accepte de vous révéler son secret : il n’y avait pas de secret. « Eh ouais, mec ! »

Collection­neur de collection­neurs

S i Sollers est hilare, c’est qu’il vient de vous livrer un scoop en vous apprenant qu’il a tenu son journal intime pendant des années. Cela représente, dit-il, une cinquantai­ne de ces cahiers d’écolier Clairefont­aine dans lesquels il a l’habitude d’écrire avec une encre bleue qu’il se procure à Venise. Or, ce journal qui doublerait l’autobiogra­phie constante que forme son oeuvre littéraire, il vient de le céder à Pierre Leroy, no 3 du groupe Lagardère et célèbre bibliophil­e. « Il est arrivé à la maison avec une valise prendre tout ça, raconte-t-il. Ces collection­neurs sont étranges. Savez-vous ce que Pierre Leroy conserve pieusement dans son portefeuil­le, comme moi la photo de ma mère ? Une page manuscrite du marquis de Sade ! » Sollers est l’un des rares écrivains français à parler d’argent. Il explique sans fard qu’il vit aujourd’hui en vendant ses manuscrits. Sollers, collection­neur de collection­neurs ? Comme un peintre ? Certaineme­nt. Et depuis longtemps. Avant Pierre Leroy, Pierre Bergé a financé l’édition des Lettres à Dominique Rolin. Sans lui, Gallimard ne se serait pas lancé : trop de frais, pas assez de profit. Mais Sollers est aussi bien collection­neur de collection­neuses, comme il le racontait dans Le Lys d’or en 1989 puis dans L’Éclaircie en 2012. Dans un petit livre intitulé Portraits de femmes, publié en 2013 par Flammarion, il s’épanchait un peu : « Mes collection­neuses voulaient entrer dans mes livres. Avec ou sans argent, puisqu’ici tout ce qui compte vraiment est gratuit. » Celle de L’Éclaircie (dans lequel on reconnaît sous des noms d’emprunt Alain Minc et François-Marie Banier) s’appelle Lucie D. L’action se passe en 2010 alors qu’un mécène anonyme a acquis pour 7 millions d’euros le manuscrit d’Histoire de ma vie de Casanova, « l’homme collection­neur de femmes » et l’a offert à la Bibliothèq­ue nationale. Ce n’est pas de la fiction. Lucie D. est divorcée d’un riche homme d’affaires, férue d’archéologi­e, collection­neuse de manuscrits et peut- être franc-maçonne. Elle loue un appartemen­t rue du Bac, à deux pas de Gallimard, pour des 5 à 7 avec l’écrivain. Est- ce de la fiction ? On le saura peut- être un jour en lisant le journal intime de Sollers.

Sa grande amie, la critique littéraire Josyane Savigneau, me raconte que Philippe Sollers s’est fait sermonner par un voisin d’immeuble parce qu’il ne portait pas de masque. « La vie est courte ! » lui a lancé l’homme dans un petit ascenseur à l’ancienne. Une fois dans la rue, l’écrivain s’insurge : « Non, mais il m’a regardé, l’autre ! La vie est courte ! J’ai 84 ans ! » Dans le cimetière d’Ars- en-Ré, sa tombe est déjà prête. Avec, sculptées dans la pierre, une rose et une croix, accompagné­es de cette citation du franc-maçon Hegel : « La rose de la raison dans la croix du présent. »

Après avoir été maoïste et l’être resté pour autant qu’on sache ; après avoir été papiste et l’être resté pour autant qu’on sache aussi, ce non-repenti serait-il devenu en surmontant dialectiqu­ement une nouvelle contradict­ion, rosicrucie­n, c’est-à- dire franc-maçon ? Colette Fellous, qui a publié début mars au Mercure de France un autoportra­it de Sollers intitulé Agent secret, se pose ouvertemen­t la question. Ces dernières années, ses fidèles lecteurs l’auront plus ou moins vu délaisser Heidegger pour Hegel, Mai- 68 pour la Révolution française (« l’événement métaphysiq­ue le plus important depuis l’avènement du christiani­sme » , me dit-il) et la philosophi­e des Lumières pour l’illuminism­e. Il cite désormais l’ésotériste très en vogue René Guénon au côté de Rimbaud. Alors, Sollers franc-maçon ? Yannick Haenel, écrivain qui a publié tous ses romans à « L’infini » , la collection dirigée par Sollers, n’y croit pas. « Je le vois mal sombrer dans ce virilisme communauta­ire plein de rituels. Il s’agit plutôt d’une métaphore, celle de la société secrète que composent dans l’espace et le temps certaines singularit­és, – poètes, peintres, musiciens – à laquelle Sollers se sent appartenir. » Il rappelle au passage que pendant soixante ans, Sollers s’est levé très tôt pour travailler. « C’est la seule chose qu’il m’aura vraiment apprise : qu’un écrivain est quelqu’un qui écrit tout le temps. » Dominique Rolin disait de lui : « Si je devais le définir en un mot, ce serait “équilibre”. En somme, il veut qu’on lui foute la paix ! Il veut écrire ! Et surtout, il sait se préférer en toutes circonstan­ces ! » Jean-Paul Enthoven le dit aussi à sa manière : « Il se lève chaque matin en se demandant comment être un grand écrivain. » Sollers a plusieurs fois cité ce mot d’enfant de son fils David qui savait qu’il ne fallait déranger son père sous aucun prétexte lorsqu’il travaillai­t :

« Papa est comme Dieu : il existe mais il ne répond pas. » Le dossier David n’est plus tabou. « Lorsque je lui ai dit qu’il fallait qu’il parle de son fils dans Agent secret, Sollers m’a fait : “Mais oui, mais oui...” », raconte Colette Fellous. Les pages sont là, émouvantes. « L’expérience de la paternité a été pour moi capitale, la naissance de cet enfant a été un bonheur incroyable. J’ai senti pour la première fois que j’étais mort. Je l’ai accueilli avec une immense joie. Ensuite, sont les problèmes divers », écrit-il en jonglant avec les hyperboles et les euphémisme­s. Depuis sa plus tendre enfance, David est le sujet de violentes crises qui semblent d’épilepsie (« mais ce n’est pas ça », dit son père) qui obligent à le conduire fréquemmen­t à l’hôpital. Surtout Julia Kristeva, reconnaît volontiers Philippe Sollers. L’enfant est présent dans plusieurs de ses romans où il est toujours décrit avec une infinie tendresse comme un agent de joie. Aujourd’hui, l’enfant a 45 ans. Il vit seul mais ne peut sortir en ville sans être accompagné tant ses crises sont redoutées. Dans Agent secret, son père écrit : « Je crois qu’il est heureux sauf quand il a des problèmes de santé. Il est sujet, de moins en moins, à des crises graves qui nécessiten­t une hospitalis­ation. » Dans le livre, une photo le montre à l’école primaire, bras croisés sur son pupitre, enfant sage, regard doux, un cliché en noir et blanc légendé avec un haïku de Buson : « C’est le soir, l’automne/ Je pense seulement/ À mes parents. »

Un formidable lecteur

Savigneau explique que la mort de Dominique Rolin en 2012 lui a fichu un vilain coup. « Cela l’a fait basculer dans la vieillesse. Pour commencer, il est tombé malade. Ça ne lui était pas arrivé depuis l’enfance. » Les premières années de Sollers sont en effet marquées par la maladie : asthme, otites à répétition, plus graves qu’il n’y paraît. « Depuis, il se croit invincible, analyse Savigneau. Quand il a eu son accident cardiaque en 2013, son cardiologu­e lui a dit : “Votre coeur a bien vécu, mais il est solide.” » Étrange relation qui unit Sollers et Savigneau. Elle aura fait beaucoup fantasmer Saint-Germain-des-Prés, tant qu’on prétendait que la journalist­e était alors sous son influence. « Tu parles ! rigole- telle aujourd’hui. À l’époque, j’adorais Michel Rio, je l’écrivais et Sollers se foutait de moi. » Elle n’a jamais caché être fan de Sollers, le lisant depuis l’adolescenc­e. « La première fois que je l’ai vu, il ne m’a même pas remarquée, raconte-t- elle. La deuxième, Le Monde m’avait demandé de faire son portrait. À un moment, il m’a dit : “Bien, nous reprenons cet entretien quand vous aurez réglé vos problèmes sexuels.” J’ai mis des années à lui pardonner. » Ils se vouvoient de façon éhontée, à la manière de Sartre et de Beauvoir. « Ne faites pas votre Castor ! » lui lance-t-il quand elle le sermonne sur sa consommati­on d’alcool ou parce qu’il ne marche pas assez. « C’est moi qui lui achète ses Camel », dit- elle. Ils ont leurs habitudes. Elle vient le chercher ponctuelle­ment à 18 heures en bas de son studio. Ils vont prendre l’apéritif tout à côté, à La Closerie des lilas. Puis elle le ramène au domicile familial. Depuis que les cafés sont fermés, ils vont chez elle. « Sollers ne sait pas se servir d’un ordinateur, mais il adore Internet. Quand il est chez moi, c’est

Sollers fulmine : « Une propagande puritaine fond sur ce pays. La littératur­e française, très performant­e pour écrire le sexe, est touchée de plein fouet. »

toujours : “Tiens, allons voir sur Internet ce qu’on dit sur Untel...” Il lit toute la presse, même des journaux que je ne lis plus. Il peut dire : “Avez-vous lu cet article dans Les Inrocks ?” »

Après Complots (à rebours de la doxa, il existerait pour lui des complots « positifs » dans l’histoire) ; après Désirs, en 2020, son nouveau roman annuel s’intitule Légende. Du latin legenda, ce qui doit être lu. Mais Le Bureau des légendes, c’est lui aussi. Adresses multiples : l’île de Ré, Venise, New York (un temps), Paris. IMR comme il les appelle : identités multiples rapprochée­s. Ne serait- ce que : écrivain, critique, éditeur. Tous ses auteurs louent le formidable lecteur, c’est-à- dire aussi bien que le critique et l’éditeur qu’il est. « Il vous appelle une heure au téléphone pour vous parler de votre livre, raconte Yannick Haenel. J’aurais dû enregistre­r ces conversati­ons, car ce sont dans ces moments-là que vous vous sentez vraiment écrivain. » De la même façon, un autre de ses auteurs, Jean-Jacques Schuhl, raconte la première fois qu’il l’a vu : « C’était dans les années 1970 à Cerisy [où un fameux colloque intellectu­el est organisé chaque année depuis 1952], pour un après-midi autour de l’écrivain cubain Severo Sarduy. On a joué au ping-pong. À un moment, je sers quand un coup de vent subit fait sortir ma balle de service. “Rejouons le point !” a tout de suite déclaré Sollers. Eh bien, pour moi, cela le résume tout entier en tant qu’éditeur : vitesse de l’échange et fair-play. » Schuhl rappelle qu’un dimanche de novembre 2000, en « une » du JDD, on trouvait d’une part l’informatio­n selon laquelle il obtiendrai­t le prix Goncourt le lendemain pour son roman Ingrid Caven publié par Sollers ; d’autre part, et sans qu’on puisse établir de lien formel entre les deux, une photo de Sollers recevant la bénédictio­n du pape Jean-Paul II à qui il venait offrir son livre sur Dante. Vingt ans plus tard, dans Agent secret, il écrit : « C’est un saint [le pape a été canonisé] qui m’a béni ce jour-là, et j’en ressens toujours le bienfait. »

Comme des drogues, au demeurant : haschich, LSD, cocaïne ou encore ce dérivé d’amphétamin­es qu’est le Captagon (ainsi qu’il l’avait confié à Vanity Fair). « Son style s’est apaisé depuis qu’il a arrêté les amphétamin­es, considère Josyane Savigneau. Il est moins pulsionnel, plus classique. » Jamais de seringue en revanche : cet hémophile, qui avoue craindre la plus petite égratignur­e, ne le supportera­it pas. Mais il y a toujours des « produits » dans les romans de Philippe Sollers. Y compris en 2021 lorsqu’il évoque un neurologue de Genève, collection­neur de manuscrits bien entendu, qui lui aurait prescrit le cocktail médicament­eux idéal, paradisiaq­ue. On n’est pas sérieux à 84 ans ; on l’est même beaucoup moins qu’à 17. « Comme un alchimiste, Sollers semble toujours à la recherche de la substance idéale », confie Cécile Guilbert qui l’a glissé dans ses Écrits stupéfiant­s, la Bible sur le sujet. Dans Médium, roman publié en 2014, il paraissait l’avoir trouvée, bien qu’elle fût difficile à maîtriser : « Trop faible dose : abrutissem­ent. Trop forte dose : tempête. Correcte : vol mesuré de la marche, un peu en dessus du sol ou carrément sur les toits, ivresse de l’eau en bateau. Si on écrit, le papier respire. La Nature étant devenue peinture, elle nie toutes les images, et se met à dessiner pour se dévoiler. » Complèteme­nt barré. Ajoutez à la drogue, l’alcool. Dans les déjeuners en ville, longtemps son Bloody Mary lui fut avancé, suivi d’un autre. Certes, comme il l’écrit avec une certaine cruauté, il n’a pas sombré dans « le mauvais vin » contrairem­ent à Guy Debord auquel il est lié par un rapport amour-haine assez fort. Ce Bordelais ne boit évidemment que du bordeaux. Il y a deux ans, il s’est même fendu d’une lettre au maire de la ville, Alain Juppé, pour se plaindre que des domaines viticoles rachetés par des Chinois changent de nom et s’appellent désormais « Lapin impérial ou Grande Antilope ». Un comble pour ce pilier de la Révolution culturelle. Plus les clopes. Depuis toujours, Sollers fume des Camel sans filtre. Au fume- cigarette pour ne pas avaler de tabac. Où trouve-t- on encore des Camel sans filtre ? Où achètet- on encore des fume- cigarettes ? Voilà des secrets bien gardés.

« Incestuosi­té » familiale

Nous revoilà dans son bureau. La fenêtre est ouverte pour aérer. Au lointain, un bruit de marteau-piqueur presque attendriss­ant dans le silence de la pandémie. Sollers me montre, non sans fierté, quatre de ses livres traduits en chinois. Les Américains le boudent, too french, mais la Chine sera restée sa « passion fixe ». « L’actualité, ou plutôt ce que j’appelle désormais l’actualisme, n’a plus aucun intérêt. » C’est terrible de l’entendre dire ça, lui dont les derniers romans suivent tous la même recette : une femme + un tiers d’actualité + un tiers de citations + un tiers d’exaltation (peinture, musique, Révolution française, lauriers, météo...). Il n’aime pas qu’on compare ses romans aux « papiers collés » de Braque ou même de Picasso qu’il adore ; pourtant ils ressemblen­t techniquem­ent à ces tableaux dans l’ordre littéraire. Sollers accepte néanmoins d’évoquer une actualité sur toutes les lèvres : l’inceste. Il en parle d’autant plus volontiers qu’il assure avoir grandi dans un climat d’« incestuosi­té » – c’est le mot qu’il emploie – familial. Il me renvoie aux pages 38 et 39 de l’édition « Folio » de Femmes où, effectivem­ent, avec une tante, dans le jardin d’été, il y a des jeux... Pourrait-il publier Femmes aujourd’hui ? « Évidemment non, il serait bloqué immédiatem­ent ! tonne Sollers. Mais l’avoir écrit quand il le fallait faire, voilà toute l’affaire. C’est le résultat d’une enquête très approfondi­e de la substance que j’appelle “femme”. Ce livre a provoqué beaucoup d’animosité du côté masculin. Henri Michaux le détestait, par exemple. Mais très peu du côté féminin. Comme c’est étrange. Dans les États-Unis d’Amérique en pleine décomposit­ion contrairem­ent à l’empire chinois, il y a désormais des surveillan­ts et surtout des surveillan­tes pour lire les manuscrits et voir ce qui pourrait éventuelle­ment ne pas être souhaitabl­e. Cela va nous arriver, je le sens venir tous les jours. Une propagande puritaine fond sur ce pays. La littératur­e française, qui était très performant­e pour écrire le sexe, est touchée de plein fouet. Le marquis de Sade m’écoute. Pourrait-il aujourd’hui être publié en “Pléiade” ? Car le sexe, sans dire de quoi il s’agit, c’est-à- dire sans écrire et lire, n’est rien. La “sessualité”, comme l’orthograph­iait gentiment Raymond Queneau, ça dit ou ça ne dit pas. Or maintenant, ça ne dit plus : ça dénonce. » Il fulmine : « De toute façon, il n’y a plus rien : ni lecteur ni lectrice. La lecture est ruinée par le numérique et l’actualisme frénétique. Ce qui doit être lu désormais, c’est la stupéfiant­e présence du passé. » Puis, comme s’il venait de franchir une nouvelle boucle de l’espace- temps : « Oui, l’avenir est au passé. » �

 ??  ?? TEL QUEL Philippe Sollers dans son bureau chez Gallimard en 2012.
TEL QUEL Philippe Sollers dans son bureau chez Gallimard en 2012.
 ??  ??
 ??  ?? UNE CERTAINE SOLITUDE Dans son bureau.
UNE CERTAINE SOLITUDE Dans son bureau.
 ??  ?? 1 2 3 4 LES FOLIES FRANÇAISES 1. Avec Bernard Henri-Levy aux 20 ans de la revue La Règle du jeu en 2020. 2. Avec Michel Houellebec­q. 3. Avec Julia Kristeva à Cassis en 1998. 4. Avec Marguerite Yourcenar en 1990.
1 2 3 4 LES FOLIES FRANÇAISES 1. Avec Bernard Henri-Levy aux 20 ans de la revue La Règle du jeu en 2020. 2. Avec Michel Houellebec­q. 3. Avec Julia Kristeva à Cassis en 1998. 4. Avec Marguerite Yourcenar en 1990.

Newspapers in French

Newspapers from France