Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)
« Jem’appelle Jihad, et monprénom a été sali »
Jihad, 36 ans, mère de famille établie à Nice, a accepté de témoigner pour notre titre. Elle raconte le sens originel de ce mot dévoyé par les terroristes, les réactions hostiles, la souffrance d’être jugée
Bonjour. Je suis Jihad. » En tendant vers nous sa main fine et ferme, elle affiche un sourire teinté d’appréhension, guette notre regard, notre réaction. Jihad. Ce prénom, elle en est fière pour son sens originel: l’effort, l’abnégation, la lutte pour le bien. Mais ce prénom, de nos jours, est devenu bien lourdàporter. Jihad.C es six lettres rencontrent un échosinistredans la Francede2017, meurtrie par des années de terrorisme islamiste, alors que vient de s’ achever le procès Mer ah. Plus encore ici, àNice, à quelques pas d’ une promenade des Anglais convalescentedu14-Juillet. Et pourtant. Aujourd’hui, Jihad revêt les traits d’une femme. Une mèrede famille âgée de 36 ans, silhouette svelte, longs cheveux ébène tourbillonnants, qui porte veste, jupe et talons hauts. Une femme moderne, ouverte, muepar le goût des autres, àmille lieuesdeces « jihadistes » qui ont usurpé une partdeson identité. Cette femme a courageusement accepté de témoigner pour laver l’honneur des on prénom.
« Fière de le dire »
«Le jihad, pour moi, c’est lecombat de chacun pouratteindre sonbut: familial, professionnel..., explique-t-elle. Dès lors, nous sommestous des djihadistes! Mais pas au sens où vous l’entendez. Car dieu sait combien j’aime l’être humain. Récemment encore, je disais: “Je suis une jihadiste”. Et jesuis fière de le dire. Parce que je le sens. » Elle s’amuse et s’inquiète, àlafois, de lire dans nos yeux l’impact de ses mots. Besoindesejustifier. Deseraconter. Raconter l’étonnant destin qui l’avuenaîtreàl’issue d’une «lune de miel »... organisée par ses parents avantdedivorcer. « Jen’étais pas prévue. Ma mère s’est alors retrouvée seule, avec deux enfants à élever. Le “Jihad” vient de là: ma mère avait besoin de se battre, d’aller de l’avant. » Franco-Marocaine, issue d’une fratrie qui compte désormais quatre enfants, Jihadaquitté l’Espagnepour la Côted’Azur en 2003. « À l’époque, personnenemeposait la question... » InstalléeàNice, la voilàmariée, mère d’un garçon de 8 ans. Après avoir été aide-soignante durant dix ans, elle suit une formation d’accompagnement de personnesendifficulté. « J’ai réalisé que mon jihad ne prenait pas la bonne direction. J’ai fait ce métier pour aider les gens... et je voulais aider davantage. » Elle dit « faire le jihad » commeondit « faire le bien » . Et rappelle ainsi l’essence de ce terme. Dans l’islam, le jihad évoqueledevoirdes’améliorer soi-même, et non la « guerre sainte » indûmentprêchée par les terroristes. «Je fais le jihad tous les jours. Aider les gens est une obligation, insiste la jeune femme. Une amie m’a dit: “Tuestout sauf le jihad dont ils parlent!” » C’est dans l’ambiance feutrée des salles d’attenteque Jihadaréalisé la résonance de ce prénom. « Un prénom de garçon » , qui plus est. Alors, lorsque vientsontour d’êtreappelée et de se lever, Jihad lit les regards interloqués autour d’elle. « Non seulement le jihad, mais une femme! J’en rigole... Reste qu’à force, c’est un peu fatigant. »
L’humour comme rempart
L’humour. Doux-amer. Noir, parfois. Tel est sonexutoire, son allié libérateur pour désamorcer tensions et préjugés. Jihad se dit musulmane pratiquante « même si je n’ai pas la burqa » , glisse-t-elle, sourire en coin. « Étant musulmane et jihadiste, je suis encore plus touchée quand on parle de jihad à la télé. On assimilemon prénomàquelque chose de sale, alors que j’essaie de le garder toujours propre! Ça me dérange un peu. Un peu beaucoup, même... » Dérangeant, comme la réaction de cette retraitée dont Jihad fut l’aidesoignante. « Au travail, onm’appelait “Gigi ”. Un jour, cette dame m’a demandé mon vrai prénom. Quand je le lui ai dit, elle a ouvert de grands yeux ... Et a conclu: “Bon, on va continuer avec “Gigi”. » Les années ont passé, et Jihad réalise combien l’épisode l’a blessée .« Elle n’a même pas cherché à comprendre la signification. Elle n’a pas vu la personne qui était là pour elle, justeunprénom lu dans les journaux. » Lafaute à « l’ignorance» , selonelle. La faute, surtout, aux terroristes qui ont dévoyé le motjih ad toutcommel’expression Allah ou Akbar(«di eu est grand» ). Bienquemusulmane, Jihad, elle, neprétendpas «maîtriser tous les sujets de l’ islam ». Mais elle en connaît « la base, les interdits. Et je sais que faire du mal, c’est pêché! Alors tuer... » Depuis les crimes de Mohammed Merahen 2012, Jihad a vu croître la suspicion, à mesure que les attentats frappaient la France. Charlie, Hyper Casher, Bataclan... En 2015, elle décide de remonter à la source de son prénom. Sonde samère sur ses motivations. Soulage sonfardeau sur un réseau social. L’attentat de Nice, le14juillet 2016, estunnouveau coupdepoignardpour elle. «Jedevenais limite paranoïaque. En prenant ma douche, je pensais aux perquisitions en cours, aux fichés “S”... Et je craignais de voir débarquer les policiers. Juste parce que je m’appelle Jihad! Mon mari m’a alors dit: “Réveille-toi!” » Un jour, son mari lui souffle: « Tu pourrais changer de prénom ? » Pas question, coupeJihad. «C’est une part de moi-même, demonidentité. Si vous vous appelez “Belle”, vous devenez “belle”... Moi, je m’appelle Jihad, donc je suisune jihadiste! Jenepourraispas m’appeler autrement. Sinon, je suis quoi ? »
« Trop tard pour changer »
Défendresonidentité, toutense préservant des amalgames. Tel est devenu le combat de Jihad. Jouer sur lessonorités. Jaugerlaconfianceque lui inspire chaque interlocuteur. « C’est quotidien. Je trouve cela un peu honteux de devoir déformer son prénompour faire plaisiràlapersonne en face de vous. » Elle ajoute, anxieuse: « J’espère que cela ne jouera pas lors des entretiens d’embauche. Vous imaginez l’impact sur mon avenir ? Pour moi, c’est vital d’aider les gens! » Jihad restera donc Jihad. Au sens beau, pur, noble du terme. Certes, admet-elle, la question se pose en d’autres termes pour un bébé né Jihad de nos jours, comme récemmentàToulouse (lire ci-contre). « Un enfant n’a rien demandé et peut devenir la cible de moqueries. Mais je ne connais pas cette famille, je ne peux donc pas juger... Pour moi, c’est trop tard. Je ne peux pas faire marche arrière. Ce prénom, je m’y suis habituée. Je vis avec. Même s’il me pose des questions. »