Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)

Dans la force de l’âge

Jean Laugier, 101 ans, doyen des Adrets, est une énigme. Il conduit, jardine… et ne s’arrête jamais

- N. PASCAL

En venant à sa rencontre, on jurerait s’être trompé d’adresse. Quartier des Gabriels, aux Adrets, au fond d’une impasse, c’est pourtant bien ce monsieur alerte, souriant, même remuant, qui a dépassé les cent printemps. « J’ai bien quelques fois mal au dos, mais c’est tout. Alors quand ça m’arrive, je m’assois un peu. Puis je reprends le jardinage », explique Jean Laugier, l’air de rien, à en faire pâlir plus d’un. À rendre jaloux ceux moins gâtés par Dame nature… Une force de la nature, justement, pour celui qui est né un 17 juillet de l’an 1916, à l’auberge des Adrets. « Mon père était régisseur du domaine de l’Estérel. Mais je ne l’ai connu qu’en 1919, quand j’avais 3 ans, car il a fait la Grande Guerre, les batailles de la Somme et de Verdun, et est resté hospitalis­é longtemps. Quinze jours avant l’Armistice, il a pris des gaz qui lui ont tout pelé le visage… » Mais n’allez pas croire que sa jeunesse a été difficile. Du moins, c’est une enfance plutôt heureuse qu’il garde en mémoire. « Je n’ai été à l’école qu’à 7 ans, car elle était loin. J’avais trois kilomètres à marcher pour y aller, donc six par jour à marcher. J’emportais avec moi une musette pour le déjeuner. À 11 ans, j’ai eu mon certificat d’études », se souvient-il, non sans une once de fierté qui luit au coin de l’oeil… Bon élève, il était tiraillé entre les études et aider aux tâches en famille. « Un jour, l’instituteu­r vient voir mon père pour le convaincre de me laisser poursuivre mes études. J’avais 14 ans. Mais mon père lui a répondu qu’il fallait que je travaille, qu’on avait besoin de moi. » Tant pis, le jeune homme n’en veut pas à son père. Il aime travailler la terre. Piocher la vigne, labourer le terrain, récolter les légumes du jardin… « J’aimais ça aussi. C’était un peu harassant mais j’y étais attaché. »Né« le nez dans la terre », comme il le formule si bien, le jeune homme veut continuer à travailler au sein de la nature, dans cet environnem­ent boisé, bucolique qu’il affectionn­e. « Je suis ainsi vite rentré dans l’Administra­tion des Eaux et Forêts, le 2 avril 1932. Je n’ai pas encore tout à fait 16 ans, mais mon frère réussit à m’y faire embaucher quand même… Je ne pouvais donc pas encore prétendre aux assurances sociales mais peu importe, j’étais content de pouvoir déjà travailler. » Déjà à cette époque, Jean Laugier parcourt tous les jours le massif de l’Estérel, et en connaît déjà tous les recoins. « On entretenai­t la forêt, les routes, les sentiers, on exploitait le liège, on charriait de lourds morceaux de bois sur le dos… À l’époque, pas de voiture, on faisait tout à pied. On grimpait aux arbres sans échelle ni rien, j’adorais ça. On dormait souvent à la belle étoile. Avant, on se faisait un feu, en pleine forêt, pour chauffer la soupe », lance-t-il, comme relâchant le garçon qui sommeillai­t en lui. Jusqu’au jour où la Seconde Guerre mondiale vient troubler un quotidien fait d’amour et d’eau fraîche… et de dur labeur, malgré tout. « Juste avant la guerre, je fais mon service militaire en 1938. J’entre dans l’aviation à Istres. Comme je suis un des rares à avoir le permis de conduire, on me nomme à la section transport. Je passe alors tous les autres permis, et je conduis régulièrem­ent le bus des officiers. Je suis également chauffeur du commandant ! Je m’occupe ensuite de la liaison courrier, j’ai tout le quart Sud-Est sous mon contrôle. Je fais souvent des liaisons en voiture vers et depuis Avignon la nuit, à l’état-major, mais avec les phares éteints pour ne pas me faire repérer. » Près de 600 km chaque nuit, à faible allure pour ne pas louper les virages, une véritable prouesse… Démobilisé en juillet 1940, Jean Laugier rentre chez lui, aux Adrets. « Pendant l’Occupation, je n’ai jamais eu peur, j’ai toujours réussi à avoir le courage d’affronter le danger », tient-il à préciser. De retour au travail en forêt, il va ainsi réussir à convaincre le commandant du travail obligatoir­e à Saint-Raphaël de ne plus enrôler d’Adréchois. « Avec de l’aplomb, mon camarade Bermont et moi avons pu faire croire aux Allemands qu’en n’engageant pas plus d’hommes de mon village, cela aiderait l’exploitati­on de la forêt et du charbon que nous réalisons dans l’Estérel, et que ça pourrait les aider. Ça a marché ! » Franc-tireur partisan français, cofondateu­r du conseil municipal clandestin des Adrets puis du Comité clandestin de Libération, Jean Laugier se montre malin et discret pendant ces années noires. « Pour être à l’abri d’éventuelle­s mauvaises langues, je ne dormais jamais à la maison, je n’y passais que pour manger. Je dormais dans la forêt que je connaissai­s par coeur. J’y planquais mon fusil, mais j’en changeais de cachette tous les jours, pour être sûr. Il fallait avoir le coeur bien accroché pour être dans la Résistance », se remémore-t-il. Puis dès la Libération, il va retrouver son travail. À la vigie du mont Vinaigre, à s’occuper de la forêt, des animaux, à guetter les feux de forêt… Une belle et longue carrière au service de la nature. « En tant que pompier volontaire, c’est moi qui plaçais les autres pompiers puisque je connais le moindre mètre carré… » Et n’allez pas croire qu’à la retraite, Jean Laugier allait enfin se reposer. « Jusqu’à aujourd’hui, je n’arrête pas de piocher, d’entretenir mon jardin, de veiller à ma basse-cour. Je continue de conduire, je vais souvent à Mandelieu acheter de la nourriture pour mes poules. Je dors bien, je mange bien, je bois bien… » Mais alors, quel est le secret ? « C’est dans les gênes, tout simplement… » En insistant un peu, le vieil homme va finir par avouer « au moins un demi-litre de vin rouge par jour, encore aujourd’hui… Mais du bon vin, hein ! Et je dirais aussi qu’il ne faut jamais arrêter de bouger. Sinon, un jour, c’est fini. » On vous souhaite alors de ne jamais vous arrêter !

Pour ne pas me faire repérer, je conduisais la nuit sans phares.”

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