Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)
«Les djihadistes françaises sont convaincues et déterminées»
En quelques années, des centaines de femmes sont parties rejoindre Daesh. La journaliste Céline Martelet a enquêté sur ce phénomène, qui touche particulièrement l’Hexagone
Grand reporter, Céline Martelet a co-signé avec la journaliste Édith Bouvier un livre intitulé Un parfum de djihad consacré aux Françaises parties en Syrie et en Irak depuis 2014. Loin d’être toutes des victimes, ces femmes sont parties rejoindre Daesh avec le même but : participer au combat.
Près de Françaises ont rejoint Daesh depuis . Pourquoi cette organisation a-t-elle attiré autant de femmes ?
Il y a d’abord une question d’époque : c’était plus compliqué de rallier les zones tribales d’Afghanistan dans les années que d’aller sur Internet, de prendre l’avion pour gagner Istanbul puis la frontière syrienne, comme cela est devenu possible dès le milieu des années . La propagande est devenue très efficace, avec des films très bien réalisés et l’utilisation d’un langage qui parle aux jeunes. Le contexte politique et social a aussi joué : l’interdiction du voile intégral, par exemple, a été un élément de propagande extrêmement fort auprès des jeunes femmes, à qui on expliquait qu’on leur interdisait de pratiquer leur foi. Enfin, la non-intervention de l’Occident en Syrie, soulignée par les images de massacres et de bombardements, a beaucoup pesé.
Si on devait les répartir schématiquement, dans quelles catégories rangerait-on les femmes parties faire le djihad ?
Il y a d’abord celles qui étaient déjà mères de famille et qui se sont lancées dans ce qu’on appelle « le djihad des familles », faisant le choix de partir avec leurs enfants, parfois en les soustrayant à leur mari parce qu’elles estimaient que celui-ci n’était pas assez engagé dans leur idéologie. Ensuite, il y a les jeunes filles en quête d’une nouvelle vie. Pour ces dernières, on retrouve presque toujours la trace d’une cassure profonde : viol, absence du père, mère abusive, drogue, prostitution… Ces jeunes femmes veulent repartir de zéro, et c’est justement ce que leur vend Daesh. Mais attention : il faut aussi casser le mythe de la pauvre fille un peu idiote, paumée et en quête du chevalier blanc : toutes celles qui sont parties faire le djihad ont en commun d’être à la fois convaincues sur le plan idéologique et très déterminées dans leur action.
Quel rôle jouent les femmes dans les filières d’acheminement ?
Celles qui sont arrivées sur place pratiquent un recrutement actif, parce que ça fait bien vis-à-vis du groupe de faire venir des « soeurs ». Il y a aussi en France des femmes qui ne peuvent pas ou ne veulent pas partir, mais qui vont tout faire pour faciliter le départ d’autres. C’est aussi une forme d’action, qui leur donne le sentiment de faire leur propre djihad sans quitter le territoire.
Une fois sur place, le rôle des femmes est normalement limité à se marier, à procréer et à assurer « le repos du guerrier ». Mais les choses évoluent, écrivez-vous…
Officiellement, aucune organisation terroriste n’a jamais autorisé une femme à aller au front, préférant les reléguer à des tâches domestiques. Mais sur place, les femmes ont conquis très rapidement un rôle bien plus important que celui qu’on imagine, notamment au coeur des foyers. Toutes les filles qui sont parties et avec qui nous avons échangé ont énormément de caractère. Avec les défaites de Daesh, certaines ont même fini par prendre les armes pour se protéger, avec l’aval de l’organisation. D’autres se sont fait exploser, car la consigne de Daesh, qui est de ne jamais se rendre, vaut aussi pour les femmes.
Elles ne sont pas choquées, dites-vous, d’occuper des maisons que leurs propriétaires viennent de fuir pour échapper aux djihadistes… Sont-elles totalement dépourvues d’empathie ?
Édith Bouvier et moi-même avons parcouru pas mal de théâtres de guerre, et nous avons pu mesurer l’intensité du traumatisme vécu par les gens qui avaient perdu leur maison. Mais jamais aucune des femmes que nous avons interrogées n’a semblé regretter ce geste. Je pense qu’elles sont totalement déconnectées. Parce que quand vous entrez dans une maison où les vêtements des enfants sont encore étendus, où il y a des photos de famille, vous vous demandez quand même ce qu’il a bien pu se passer. Elles, non. Elles ont agi comme des colons, comme les nazis quand ils ont spolié les biens des vaincus. Cette amnésie est la même concernant les esclaves sexuelles yézidies. Aucune des femmes que nous avons interrogées n’en parle. Comme si ça n’existait pas.
Vous soulignez le manque d’empressement des autorités françaises pour rapatrier les femmes appréhendées sur place avec leurs enfants. Peut-on parler d’abandon?
Rien n’est fait pour aller chercher ces femmes. Les autorités françaises vont même jusqu’à indiquer qu’elles respectent la souveraineté de la justice kurde, alors que l’État kurde [les Kurdes détiennent plusieurs prisonnières françaises, NDLR] n’est reconnu par aucun traité au niveau international. On pratique la politique de l’autruche et c’est une grosse erreur. Parce que ces femmes vont encore plus détester leur pays. Et quel sera l’avenir de leurs enfants ? Ces enfants, justement : que vont-ils devenir après avoir été élevés dans des conditions inimaginables, soumis à des spectacles extrêmement violents ? Les autorités sont un peu paralysées et ne parviennent pas à appréhender ce phénomène. Il y a aujourd’hui une quarantaine d’enfants dans les camps kurdes, qu’il faudrait absolument ramener en France. Mais qui va vouloir les accueillir ? Ils font peur à tout le monde, jusqu’à leurs propres familles.
Sur place, elles ont rapidement conquis un rôle important ” Les enfants de ces femmes font peur à tout le monde ”
Certaines djihadistes ont connu de terribles désillusions. Ce discours, conjugué à la perte des territoires de Daesh, devrait suffire à dissuader les futures candidates, non ?
C’est de toute façon beaucoup plus difficile de partir aujourd’hui. L’accès à la Syrie via la Turquie est bloqué. Mais il suffit qu’un autre territoire offre cette opportunité pour que les candidates repartent. Et il y en a toujours autant. C’est pour ça que la prévention est si importante. Qu’il faut aller dans les écoles, faire parler celles qui sont parties et qui ont vu la réalité de ce qui se passait, qui peuvent raconter comment des familles ont été détruites. Ça se fait en Belgique, mais pas chez nous.
Le retour, quand il est possible, est très difficile. Arrive-t-on tout de même à aider ces jeunes femmes ?
Il existe un dispositif qui s’appelle Rive et qui donne des résultats.
() Ça fonctionne sous la forme d’un tutorat, avec trois personnes affectées à chaque détenu à sa sortie de prison. Il y a aussi un suivi psychologique et l’intervention d’aumôniers musulmans, dont la mission est de discuter avec ces filles pour les amener à douter de ce qu’on a pu leur dire. C’est un processus de déconstruction par le dialogue qui prend du temps mais qui fonctionne. Le seul problème, c’est que ça coûte cher et qu’aujourd’hui, seules personnes, dont femmes, sont prises en charge dans le cadre de ce programme.