Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)
Je ne veux que télétravailler
La crise du Covid pourrait modifier profondément le rapport au travail. Travailler à distance pour vivre mieux et être tout aussi productif. Un environnement refondé et réhumanisé loin du diktat de l’open space
Le télétravail, c’était la sécurité sanitaire. Loin du corps social, devant son « ordi » à la maison, le geste barrière était absolu. Contraint, plus que désiré certes. Et pourtant ! L’après Covid pourrait modifier notre relation au travail, au culte des bureaux en plateau déjà mis à mal par L’open space m’a tuer, essai bestseller prémonitoire de Thomas Zuber et Alexandre des Isnards. Bon, certes, on n’imagine pas une caissière de grande surface ou une infirmière de « réa » travailler à distance. Mais pour les métiers du secteur des « services », l’utopie née à la fin des années soixante-dix d’un monde où l’emploi salarié pourrait se vivre sans la contrainte du déplacement, des horaires figés, a repris des couleurs. À Nice, Lily Ganna, qui fut particulièrement active sur une page Facebook « Nice en confinement », raconte volontiers sa lente mais sûre conversion : « Franchement au début, j’étais sceptique, voire plus. La crainte d’une désocialisation était terrible... Aujourd’hui, je suis devenu fan. Pas de transport, donc un gain de temps et une sérénité incomparables, des repas équilibrés et détendus à la maison, loin du déj’ sur le pouce, avoue-t-elle .Les collègues du boulot, je reste en contact par WhatsApp ou, mieux, grâce à l’appli Zoom. »
Quand le travail « go home »
La conversion est radicale. Estelle pour autant révélatrice d’un désir collectif ? Publié en fin de semaine dernière, un sondage d’Opinion Way, semble le confirmer. Ainsi, 40 % des actifs souhaiteraient désormais télétravailler. Pas à plein temps, mais de façon régulière. L’expérience du télétravail durant les deux mois de confinement absolu a été vécue très positivement, passés naturellement les petits réglages intimes de bébé qui pleure ou du petit dernier qui refuse de faire ses devoirs. Mieux, 80 % des actifs qui en ont fait l’expérience aspirent à continuer à exercer leur travail à distance, au moins en partie. À Cagnes, William, la trentaine, cadre dans une société azuréenne de services, confirme : « Avec ma compagne, il nous a fallu un petit moment avant qu’on s’y fasse, mais là, on y est. Non seulement, je me sens plus serein, mais surtout beaucoup plus productif. » Sur le web, un internaute niçois en mode « LOL » s’est fendu d’un post révélateur de l’état d’esprit de nombre de salariés : « Avant, on exposait les photos des gosses sur le bureau au boulot. Demain, on les remplacera par celles de nos collègues de travail ! » Si ce déblocage a eu lieu chez nombre de salariés, chacun ayant ses raisons pour plébisciter le travail à distance – confort, fin de la trilogie infernale embouteillage-boulot-Netflix –, le déclic vient aussi du management. « L’expérience de ce printemps prouve que, dans la plupart des cas, le télétravail, ça marche », souligne le directeur d’Opinion Way. Une opportunité que Pierre Laffitte, l’inventeur de Sophia Antipolis, évoquait il y a longtemps déjà : le télétravail, pour cet agitateur d’idées, était la piste du mieux travailler et donc du mieux vivre ensemble.
Nous sommes tous des cyberworkers
Pierre Laffitte avait fait des émules. La quarantaine rebelle voire alternative, Cyril Slucki s’est, sans faire de bruit, imposé depuis bientôt vingt ans comme l’un des meilleurs militants de la cause du travail à distance. Cyril partage son temps entre Nice et Marseille, où il gère CyberWorkers, une plateforme digitale spécialisée dans la promotion et la formation au télétravail. « J’ai eu le déclic à la fin des années quatre-vingt-dix. » Tout jeune, son job l’amenait à faire des allers-retours incessants entre la Côte et la Floride ou les Antilles. « J’équipais les grands voiliers de logiciels de cartographie et de systèmes électroniques de guidage. J’avais ma petite société, mais fatalement, tout le travail préparatoire se faisait avec une multitude de sous-traitants. Internet était encore une limace, et pourtant, ça m’a sauté au visage : une évidence. Tout le travail préparatoire qui constituait finalement l’essentiel du temps passé sur un projet pouvait se faire à distance, sans stress, sans déplacements incessants, sans chambre d’hôtel d’un soir pour un rendezvous d’une heure, etc. » De cette évidence, il a fait un combat. Sa start-up CyberWorker se propose d’accompagner salariés et chefs d’entreprise sur les voies du télétravail. Et, il l’avoue, depuis le confinement, son site est pris d’assaut par les demandes de renseignements. « Je n’avais jamais connu un tel flux. » D’ici à envisager un monde ou pour travailler heureux, il faudrait tous travailler caché derrière son « ordi » dans son salon, il y a cependant un pas. Même Cyril n’envisage pas une telle extrémité. Mais le chemin se fait dans les esprits d’un temps de travail partagé entre bureau et chez soi. « Tout le monde y gagnerait : notre planète en limitant ainsi nos déplacements à ce qui est de l’ordre du confort et non plus de la contrainte quotidienne. Nos santés mentales : avec une pression limitée à la production et non plus à ce que cet impératif impose en termes de contraintes aux salariés : courir sur la corde raide de deux vies parallèle. Courir pour amener les enfants à l’école, pour arriver à l’heure au bureau, et dans le même temps ne pas avoir la possibilité de vivre proche de son bureau donc être condamné à de ces affreux mouvements pendulaires qui vous bouffent toute énergie, tant pour votre travail que pour votre vie sociale, quand il en reste encore quelque chose. »
« Je refuse d’acheter le temps de mes collaborateurs »
Loin du militantisme, sur les hauteurs du quartier chic de Cimiez, à Nice, Gilles, patron d’Acssur, une société d’assurance en ligne, partage sur la forme la même analyse. Installé dans des bureaux super hype aménagés dans un splendide loft, son staff d’une petite trentaine de collaborateurs a repris le chemin du présentiel très vite après le déconfinement. Heureux de se retrouver, tous ! Mais Gilles avoue réfléchir sérieusement à introduire une alternance hebdomadaire de télétravail. Le confinement a agi sur sa réflexion comme un accélérateur : « J’ai toujours opté pour une forme de management par l’adhésion. J’arrive pas à me résoudre à l’idée qu’on achète le temps de travail d’un salarié. Je redoute d’ailleurs ceux dont je sens qu’ils ne viennent me vendre que leur temps. Quand tu achètes juste le temps des gens, tu n’as pas l’adhésion, l’implication et donc, au final, la performance. Tu as plus de turn-over. Et du coup, je me dis que dans une entreprise intelligente, le télétravail peut devenir un véritable outil de bien-être au travail. Depuis le confinement, j’y réfléchis sérieusement. »
Mon bureau comme mon appart
L’après Covid manifestement pourrait rebattre les cartes du rapport au travail. Et pas seulement en matière organisationnelle, mais aussi en termes d’environnement. L’architecte et psychologue du travail Élisabeth Pélegrin-Genel prédit ainsi la fin de l’open space comme cadre de référence unique. Les contraintes sanitaires, et la crainte sinon d’une seconde vague désormais plus qu’incertaine, mais de répliques dans les années à venir, impose selon elle une « dédensification » des espaces de travail : « On a entassé les gens dans des open spaces pour économiser des mètres carrés. On va devoir revenir à quelque chose de beaucoup plus agréable car on ne sera pas collé les uns contre les autres. » Certes, d’une certaine manière, le développement du télétravail pourrait permettre cette dédensification, mais ce serait un simple pansement sur une jambe de bois. Dans la plaine du Var, où le nouveau quartier de l’Éco Vallée semble pousser à vue d’oeil, certains promoteurs ont anticipé ce nouveau Graal de l’espace de travail réhumanisé. Pionnier en la matière, le cabinet d’architecte qui a dessiné l’immeuble « Anis », monolithe blanc constellé à tous les étages d’îlots de verdure, avait anticipé : « L’idée, c’est que le bien-être au travail doit devenir une règle absolue. On construisait dans les années 80 des appartements qui ressemblaient à des bureaux. Il est temps de faire le contraire. Et d’envisager aussi des espaces de travail multiformes, ouverts sur l’extérieur, quand, comme dans le Sud, le climat le permet, avec de grandes terrasses qui peuvent tout à la fois être des espaces de réunions et des lieux de travail sur le modèle du coworking. Avec aussi des accès multiples, redonnant leurs lettres de noblesse aux escaliers et évitant aussi le phénomène de l’entonnoir des entrées principales uniques. » Nicolas Laisné, l’un de deux architectes, avait un coup d’avance. Aujourd’hui, après l’épisode du confinement, leur « Anis » devient une sorte d’immeuble témoin de l’après Covid au bureau.