Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)
« Je continue de voir surgir des kalachnikovs »
Alors que s’est ouvert mercredi le procès des attentats de janvier 2015, Maryse Wolinski ,quia perdu son mari Georges dans l’attaque contre Charlie Hebdo, a écrit pour se libérer du traumatisme
L
e janvier , Wolinski tombait lors de l’attaque contre Charlie Hebdo. Dans un livre-témoignage (), Maryse, son épouse, s’adresse à l’aîné des frères Kouachi, celui qui a appuyé sur la gâchette, afin de mieux l’expulser du cauchemar dans lequel elle est plongée depuis plus de cinq ans.
Pourquoi avoir voulu vous adresser nommément à Cherif Kouachi, l’homme qui a assassiné votre mari et ses compagnons ?
Parce que ce personnage s’est véritablement incrusté en moi, jusqu’à m’étouffer, et que j’ai décidé de m’en débarrasser. Pour y parvenir, je n’ai eu d’autre choix que de passer par l’écriture. Écrire m’a permis de prendre la distance nécessaire pour l’expulser enfin. Ça ne s’est pas fait d’un coup, bien sûr, mais je l’ai enfin sorti de moi, même si je continue de voir des kalachnikovs, chaque jour, surgir devant mes yeux...
Pourquoi Cherif Kouachi et pas son frère, Saïd ?
Parce que c’est le tueur, celui qui appuie sur la détente. Son frère Saïd est en fait quelqu’un de très malade, qui ne peut pas se passer de sa Ventoline, a de graves problèmes de vue et est sans doute incapable de tirer correctement. Cherif, c’est l’assassin, le meneur, celui qui est allé prendre ses ordres au Yémen puis est rentré convaincre son frère de l’aider.
Qu’attendez-vous du procès en cours ?
Les parties civiles, dont je fais partie, n’ont pas grandchose à attendre de ce procès. Parce qu’on va y juger les complices, pas les auteurs. Évidemment, il va être intéressant d’entendre comment ces gens en sont arrivés à fournir de l’aide aux Kouachi et à Coulibaly. Je vais m’y intéresser, par curiosité. Je voudrais aussi entendre la femme de Cherif Kouachi, j’aimerais même lui parler, tenter de
comprendre comment elle a pu ignorer ce qui se tramait.
Mais il va être aussi question de Charlie ,de votre mari Georges, de Cabu, de Charb et de toutes les autres victimes… Oui, bien sûr. On va raconter comment ça s’est passé à Charlie, à l’Hyper Cacher, à Montrouge… On va entendre des témoins, et ça va être un moment très difficile. Pour ma part, j’aimerais, si je dois le faire et si j’en ai la force, parler de mon mari, de l’homme qu’il était et de cette vérité sur les événements, qui nous échappe toujours. Le président du tribunal risque de me rappeler que ce n’est pas le sujet, mais c’est ce que je veux dire, comme je veux dire à quel point les familles sont touchées par cette violence, parfois sur des générations. C’est ce que nous avons vécu et vivons encore aujourd’hui. Mon mari était notre pilier, et ce pilier, nous l’avons perdu.
Avec le temps, comment vous remémorez-vous la période qui a précédé l’attentat ?
Je me souviens que Georges était très inquiet, mais il ne m’a pas dit grand-chose. J’étais en train d’écrire un livre et j’étais absorbée par cette tâche. Je lisais et m’informais peu sur l’actualité. J’ignorais par exemple qu’une fatwa avait été émise contre Charb. Et puis, au mois de décembre , il est devenu évident que mon mari était très mal. Il n’arrêtait pas de me demander ce que j’allais devenir lorsqu’il disparaîtrait, à tel point d’ailleurs que je lui ai fait faire toute une batterie d’examens médicaux en pensant qu’il était tombé malade, ce qui n’était absolument pas le cas… Il gardait tout pour lui, ne me disait pas que le journal recevait des menaces quotidiennes. Je me souviens aussi du Noël , où il était très sombre, très peu disponible… Et, surtout, je me demande pourquoi, alors qu’il n’y allait plus aussi souvent, il est allé à cette réunion du janvier.
Vous vous posez souvent cette question ?
Oui, bien sûr. La raison, je la connais : Charlie allait très mal, et la discussion ce jour-là devait porter sur l’avenir du journal. Il tenait donc à y être. C’est un paradoxe terrible quand on y réfléchit : Charlie était au bord du gouffre au moment où l’attentat s’est produit.
Vous vous interrogez également sur l’allègement du dispositif de surveillance autour de Charlie, deux mois avant l’attentat…
Je tente encore d’obtenir des réponses, mais je n’en ai eu aucune. Ce qui est incompréhensible, c’est qu’on ait allégé une surveillance au moment même où les menaces se faisaient plus précises. Je ne sais pas ce qui a mal fonctionné, mais je sais que Charlie Hebdo n’était pas forcément très bien vu au sein des forces de l’ordre, et que certains policiers chargés de la surveillance craignaient aussi pour euxmêmes. A-t-on voulu protéger les policiers plutôt que les artistes ? Comment expliquer la lenteur avec laquelle les forces de l’ordre sont intervenues ce janvier ? J’aimerais avoir des réponses à ces questions.
Vous en voulez aussi aux services de renseignement. Pourquoi ?
Parce que quand on revient du Yémen, comme c’était le cas de Cherif Kouachi, on a une mission. C’est ce que disent tous les spécialistes qui ont travaillé sur cette question. Comment expliquer que les services de renseignement aient cessé de surveiller Cherif Kouachi, qui était connu et identifié, un an après qu’il soit rentré ?
Vous racontez que les familles de victimes de
Charlie se sont éloignées les unes des autres. Avezvous une explication ?
Au Bataclan et à Nice, il y a eu des associations qui se sont formées. Pour Charlie, chacun est parti de son côté, avec son propre chagrin. Nous ne nous connaissions pas forcément. On aurait pu faire quelque chose, mais ces moments sont si terribles à vivre que les choses parfois vous échappent. Mais cela ne doit pas occulter le plus important pour moi : que Charlie continue. Je ne peux pas être contre un journal fondé par mon mari, c’est pour moi quelque chose d’impossible.
Quel mot utiliseriez-vous pour définir Wolinski, aujourd’hui ?
Le mot « amour ». Mon mari m’en a beaucoup donné. J’ai vécu années de bonheur avec lui. Et je suis encore pleine de ce bonheur. D’ailleurs, on m’a récemment demandé si j’avais l’intention de me remarier, et j’ai trouvé ça totalement incongru !
Vous avez développé un cancer huit mois après l’attentat. Où en êtes-vous aujourd’hui ?
J’ai vécu la maladie comme un véritable attentat perpétré contre mon corps. Il y avait eu l’attaque contre Charlie, puis toutes les démarches, cet enterrement avec tant de monde puis le deuil… Et là, me tombait dessus ce cancer du poumon, moi qui n’ai jamais fumé de ma vie… Avec ce livre, je me suis enfin libérée de Cherif. J’espère maintenant me débarrasser de cette maladie, et pouvoir continuer à vivre.
Les parties civiles n’ont pas grand-chose à attendre de ce procès. Parce qu’on va y juger les complices, pas les auteurs”