Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)
Et soudain, la fracture
Dans les bars, on peut accepter d’entendre dire qu’à certaines heures, c’est difficile de gérer les gestes barrières. Ainsi, les “bons” payent pour les “mauvais”, même si ceux-ci représentent moins d’un tiers des établissements. Mais dans les restaurants c’est différent : la plupart sont très attentifs. »
« Ça va nous arriver dessus »
Denis Grail prend l’exemple du sien, Le Maz, place Mazarin. Ici, Claire Amari, la gérante, a tout fait pour que les protocoles soient respectés, les distances observées. En attestent l’immanquable pancarte à ruban qui pend à hauteur de visage à l’entrée, rappelant l’obligation de porter un masque. « Ona du volume, donc on a pu organiser l’espace », souligne Claire. Pourtant la patronne est convaincue que « ça va nous arriver dessus d’ici à quinze jours ». Et elle craint pour les événements qu’elle a d’ores et déjà programmés. Pas sûr, appréhende-t-elle, que le concert-raclette du 15 octobre puisse se tenir. Le propriétaire, lui, ne regarde pas la situation niçoise avec plus d’envie. « Fermer mes pubs à 22 heures, c’est préjudiciable. »À peine le temps de finir l’happy hour que déjà il faut baisser le rideau… « Ça nous coûterait de l’argent d’ouvrir comme ça : dans ce cas, autant fermer ! »
« Ici, on veille aux gestes barrières »
Place de l’Équerre, Franck Lefeuvre, le patron du Street Bar, est du même avis. « Fermer à 22 heures, ce serait la même condamnation que fermer totalement. Ici, on commence vraiment à travailler vers 20 h 30, 21 heures ! »Il n’est toutefois pas surpris des mesures annoncées hier. Et ne le sera pas plus si, dans quelques jours, quelques semaines, il apprend qu’elles s’appliquent aussi à Toulon. « On le sent arriver : on nous a laissé passer l’été pour nous donner une bouffée d’oxygène. » Alors Franck Lefeuvre a pris les devants. Il n’a par exemple embauché personne récemment, tablant plutôt sur des intérimaires. N’empêche qu’« une fermeture serait catastrophique ! » Pour le Street Bar, si elle devait durer. Mais aussi pour la circulation du virus estime le patron. Il assure en effet qu’« on ne peut pas empêcher les jeunes de se retrouver, de se rassembler ». Or, explique-t-il encore, « ici, on veille au respect des gestes barrières, alors que s’ils se retrouvent quelque part… » C’est aussi à une augmentation des contaminations dans le Var que Charlotte Cottel, propriétaire du glacier Le Chamo sur le port, pense. « Les Marseillais vont venir par ici et accélérer la progression du virus. C’est ce que craignent des collègues bandolais, notamment », assure-t-elle. Son inquiétude principale. Car, indique-telle, son établissement fermera, comme à chaque automne, dans un peu moins de deux mois. Un brin fataliste, elle ajoute : « La première fois, c’était un coup de poignard ; cette fois, on s’y attend, alors on subira. » Et si elle se soucie plus pour ses voisins ouverts à l’année sur le port, certains d’entre eux, au moins, n’ont pas l’air de se faire trop de mouron. Au Grand Café de la rade, les serveurs Fred et David sont plutôt détendus. « Ona encore du temps », lance le premier, tandis que le second note tout de même que « ça peut aller très vite ». Autrement dit : « Jusqu’ici tout va bien. » Et puis de toute façon, comme élude cet employé d’un restaurant de la place Puget : « Qu’est-ce que vous voulez qu’on y fasse ? »
En un mot comme en cent, c’est plus que jamais le b... ! Tout a déjà été dit sur les contradictions, les revirements, les postures et les impostures générés par l’épidémie, autant de marqueurs d’une cacophonie généralisée. Sauf que le ton est en train de monter, en même temps que la lassitude face à une crise sociale qui enfonce un coin d’insoumission dans la logique du tout-sanitaire. Jusqu’alors, contre l’infortune prévalait le bon coeur. On se gondolait, pour ne pas en pleurer, des diagnostics antagonistes de scientifiques pontifiant à flux tendu, sourire satisfait aux lèvres. Le gouvernement, sans être épargné et malgré ses errements, bénéficiait d’une certaine mansuétude. Forcément : quand chacun, y compris au sein d’un même foyer, voit la situation sous un prisme différent, comment lui reprocher un tâtonnement qui est mondial ? Mais cette union sacrée vole en éclats, sous les coups de boutoir conjugués de l’impatience et de l’exaspération. Les élus locaux, qui furent souvent les premiers à fustiger le manque de réactivité de l’exécutif, l’accusent maintenant de tuer l’économie. Jusque-là tremblantes, par crainte d’être taxées d’indignité, des voix s’élèvent pour vanter la Suède et son dilettantisme relatif. Nicolas Bedos appelle « à vivre à fond, quitte à mourir ». Le professeur Alexandre Carpentier invite, lui, à mettre fin à une prophylaxie carabinée qui met la France par terre. « Empêcher un virus de circuler est une illusion. Plus de % de la population sera atteinte, quel que soit le niveau de coercition », estime-t-il. Le tableau général du pays, façon puzzle pour joueurs chevronnés, contribue à alimenter la circonspection et la rébellion. Dans une même ville, se côtoient chaque jour les attitudes les plus variées, de la surprotection tétanisée au laisser-courir bravache. Dans ce bazar supposé organisé, les restaurateurs ne peuvent comprendre le traitement de défaveur qui leur tombe dessus, quand bien d’autres nids à virus, dans les transports notamment, vont persister. Pauvre gouvernement, qui a consenti ces derniers mois tant d’efforts pour se mettre les élus locaux dans la poche et qui les voit de nouveau ruer dans les brancards, sur fond de concours de bistouquettes entre Paris et Marseille. Cette fracture va rendre la gestion de la crise un peu plus tortueuse encore. Le choix d’une approche purement humaniste pâtit, aujourd’hui, de son caractère exclusif et sans fin. Cette stratégie ayant sans doute sauvé plusieurs milliers de vies, impossible toutefois de basculer dans une logique de fossoyeur qui nierait tout ce qui a été entrepris jusqu’ici. Nous voilà donc collectivement paumés, comme jamais. Et en proie à une irritation rarement propice à la discipline. La facture d’interminables mois de trop grande confusion. « Pour le moment, le département du Var est classé en zone “alerte” alors que les Bouches-du-Rhône sont en “alerte maximale” », temporise la préfecture du Var contactée hier. « Nous sommes deux crans en dessous quand par exemple les Alpes-Maritimes, en “alerte renforcée”, ont déjà atteint le niveau intermédiaire… » Autrement dit, les mesures drastiques annoncées pour la métropole d’Aix-Marseille ne sont pas envisagées, à ce stade, dans le Var. « Nous restons vigilants. » La seule nouvelle mesure, « c’est ce qui a été annoncé par le gouvernement : la limitation à personnes dans les fêtes privées – mariages, etc. – d’ici à lundi .» Et la préfecture d’ajouter : « De toute façon, il n’y aura pas de décisions prises par le préfet sans concertations avec les élus .»