Var-Matin (Fréjus / Saint-Raphaël)

Forgé àl’exil!

L’histoire d’Inoussa Ocquet est intimement liée à celle de son pays, le Niger. Contraint à l’exil, pour avoir fait son travail de journalist­e, l’homme écrit aujourd’hui une nouvelle page de sa vie dans l’Est-Var

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Chaque jour que Dieu fait, tu te réveilles et tu mesures ta chance d’être parmi les vivants. Ensuite tu relances les idées, tu écris… et puis tu respires à nouveau. » Attablé à la terrasse d’un café, le regard tourné vers l’horizon, Inoussa Ocquet tapote machinalem­ent sur ses bouquins. Dans son esprit, l’homme tourne et retourne les pages de sa vie. « À la fin du mois, cela fera deux ans que j’ai quitté le Niger. Mes trois garçons et ma fille sont encore là-bas… » Devenu soudain silencieux, il reprend : « De temps en temps, on se donne des nouvelles via les réseaux sociaux. Mais c’est toujours douloureux à évoquer. » Et ça l’est d’autant plus qu’Inoussa a pourtant tout fait pour ne jamais vivre pareille déchirure… Pour comprendre l’histoire de ce « guerrier pacifique », natif de Kinder dans le sud du Niger, il faut remonter le fil du temps, plusieurs dizaines d’années en arrière. « Au 9 février 1990 très exactement, souffle Inoussa. Date qui restera à jamais gravée dans ma mémoire. » À nouveau, son regard se perd au loin. «À l’époque j’étudiais la philosophi­e à l’université de Niamey. Une chape de plomb s’était abattue sur la capitale. Le règne militaire, et sans opposition, du président Ali Saibou était de plus en plus contesté au sein de la population étudiante. » En particulie­r dans l’esprit du jeune Nigérien, amoureux des mots épris de liberté… « Nous étions une bande de camarades, parmi d’autres, à souhaiter une gouvernanc­e plus juste, plus soucieuse des intérêts généraux, qui ne soit plus seulement au service de la métropole, au travers de la Françafriq­ue. Nous voulions en finir avec ces réseaux foccardien­s qui, sans tomber dans la caricature, permettaie­nt aux Occidentau­x d’avoir la mainmise sur l’exploitati­on des richesses du pays, pendant que les chefs d’État africains partaient en villégiatu­re, se prélasser dans de luxueuses villas sur la Côte d’Azur. Leurs enfants étudiant en France, dans les meilleures université­s, alors que nous nous trimions au village. En finir avec ce système qui, au final, profitait à tous – hommes au pouvoir, multinatio­nales et marchands d’armes – sauf au peuple. » Inoussa fronce les sourcils : « Les intellectu­els étaient tapis dans les rouages du pouvoir, et les rares opposants étaient tous en exil à travers l’Europe. Nous, étudiants, nous n’avions rien à perdre. Des manifestat­ions ont donc éclaté à Niamey, ce fameux 9 février. Notre seule arme ? La parole. Et, en face, une police armée. » Puis il hoche la tête : « Certains de mes amis n’ont pas survécu. Mais le vent de contestati­on ne s’est pas essoufflé. » Bien au contraire… « Cette répression n’a fait que renforcer notre conviction: les Nigériens, et le peuple africain dans son ensemble, devaient prendre leur destin en main ! » Un message fort, repris dans la bouche du président de la République française, François Mitterrand, lors de la 16e Conférence des chefs d’État d’Afrique et de France, tenue le 20 juin 1990 à La Baule. À ce moment précis, le processus de démocratis­ation, enclenché quelques mois plus tôt par les mouvements estudianti­ns, prend alors un tournant décisif… Inoussa esquisse un sourire : «À la suite de ces événements, les choses ont commencé à bouger. En 1993, enfin, après nombre de conférence­s nationales, la toute première élection démocratiq­ue a été organisée, élisant Mahamane Ousmane à la tête du pays. » Une étape cruciale dans la vie nigérienne… et dans celle du jeune étudiant qui, licence de philosophi­e en poche, se lance aussitôt dans l’aventure journalist­ique. « L’écriture me passionne depuis toujours. Avec mes camarades d’université, nous avions ce besoin de rendre compte du réel, dans sa diversité. En 1994, j’ai donc décidé de fonder mon premier journal, l’hebdomadai­re « Troisième oeil ». Puis un second, « Kybia », deux ans plus tard. Le plus important, pour nous, étant la prise de parole citoyenne. » Peu à peu, Inoussa et son équipe se forgent ainsi un espace de liberté… totale et sans réserve. « Dans les années 90, la presse écrite commençait à peine à se développer au Niger. Nous comptions parmi les premiers titres. » Et, très vite, le rédacteur en chef, particuliè­rement friand d’éditos, se découvre un goût prononcé pour l’investigat­ion. « Je ne faisais pas que présenter un projet. J’enquêtais aussi pour savoir s’il était ou non transparen­t. Si, au moment de passer les contrats, les règles d’attributio­n des marchés avaient été respectées, etc. Bref, contrairem­ent aux autres journaux, nous n’étions pas inféodés au pouvoir en place. Et, de fil en aiguille, cela nous a posé quelques problèmes… » Le journalist­e hausse les épaules. « Deux options se sont alors imposées à nous: caresser le pouvoir dans le sens du poil, et ainsi pouvoir prétendre à de la publicité, ou poursuivre notre ligne éditoriale, sans pubs et, donc, sans ressources. » L’homme tape soudaineme­nt du poing sur la table : « J’ai pris la deuxième option. Et j’ai frappé dur. En toute objectivit­é. Rien qu’avec la vérité. Mais une presse sans moyens étant fragile, il y avait des semaines où le journal ne sortait pas. Mes confrères et moi étions malheureux, puis nous nous relevions. »

L’amoureux des mots épris de liberté... ” Un message fort pour la démocratie ”

Alors qu’en parallèle, le pays s’enfonce, lui, dans une impasse politique, jusqu’à y retrouver ses travers, en janvier 1996, lorsque le président Ousmane est renversé par un coup d’État. La démocratie entame alors une véritable partie de yoyo. Pendant ce temps, les années passent, les putschs s’enchaînent et la plume d’Inoussa Ocquet résiste, envers et contre tout. En avril 2011, Mahamadou Issoufou, actuel président du pays, remporte le scrutin présidenti­el, cette fois-ci organisé dans les règles. Et, dans le même temps, une délicate mission tombe entre les mains du journalist­e Ocquet… « Afin de mieux percevoir les retombées de ses financemen­ts au Niger, l’Union européenne, en partenaria­t avec la Banque africaine de développem­ent, a instauré un projet d’appui à la décentrali­sation. L’idée étant aussi d’accorder davantage d’autonomie aux provinces. Dans ce cadre-là, l’aide d’un communican­t, capable d’enquêter sur la satisfacti­on des usagers quant aux services publics de l’État, était donc requise. » Inoussa avale une gorgée de café, et poursuit : « J’ai postulé. Sans l’ombre d’une hésitation. Et j’ai été retenu. » Pendant plus de six mois, l’homme traverse ainsi le pays, micro tendu et caméra sur l’épaule. «Dans les écoles, les bourses du travail (équivalent de Pôle emploi), les hôpitaux… J’ai tenté de savoir si les conditions d’éducation étaient salubres. Si l’accès aux soins était équitable. Et si l’emploi faisait, ou non, cruellemen­t défaut. » Inoussa croise notre regard : « J’ai fait ce travail en mon âme et conscience. J’ai donné la parole à ceux qui ne l’avaient pas. La vérité n’est ni à vous, ni à moi. Elle est devant nous. Je n’ai fait que la retranscri­re, telle qu’elle était réellement. Si l’on me demande de décrire le ciel un jour de grisaille, je ne dirais jamais qu’il est bleu. Je dirais qu’il est gris et nuageux ! Là est le vrai journalism­e. C’est mon intime conviction. Et forcément, cela peut déranger. » Inoussa en sait quelque chose… Une fois son reportage diffusé sur les ondes et les écrans de télévision, le journalist­e est officielle­ment devenu, comme il s’amuse aujourd’hui à se qualifier, « l’empêcheur de tourner en rond ». « Appels malveillan­ts, courriers, menaces de mort… J’étais la cible du régime. Ma maison a été saccagée. Mes ordinateur­s, mes disques durs, mes notes et mon appareil photo m’ont été dérobés. » Dans ce contexte hostile, Inoussa n’a donc plus d’autre choix que de partir. Quitter ce pays pour lequel il s’est tant battu. « Du jour au lendemain, je suis devenu un « exilé », confie celui qui, par pudeur, préfère taire les péripéties rencontrée­s en chemin. En mars 2015, l’homme foule le sol français… pour la seconde fois. « Je connaissai­s déjà la France. J’y avais passé une année d’étude, à l’université de Nantes. » Étant de surcroît francophon­e, Inoussa ne tarde donc pas à prendre ses marques. Installé à Saint-Raphaël depuis plusieurs mois, l’homme repense souvent à « ce combat inachevé » qu’il entend poursuivre un jour « face à ces démocratie­s bancales dont l’Afrique est victime ». Même si, pour l’heure, Inoussa se concentre sur le présent, et côtoie toujours son premier amour : l’écriture. Entretenan­t avec elle, une relation quelque peu différente… «Si, malgré moi, ma carrière de journalist­e a été mise entre parenthèse­s, je ne pouvais me résoudre à abandonner les mots, que je retrouve aujourd’hui à travers la poésie. » Auteur de deux bouquins(1), Inoussa y exprime sa vision du monde : « Ma poésie porte les stigmates de ma vie. Lorsque je suis arrivé en France, je n’ai pas toujours été bien accueilli. J’ai eu droit à beaucoup de « Retourne chez toi ! », «Sale négro!». Heureuseme­nt, j’ai toujours désarçonné ces situations avec humour. Lorsque je commande un café, j’accentue moimême le trait en précisant « un café s’il vous plaît… mais bien noir ! » Alors oui, je pourrais refuser ce regard. Refuser d’être perçu comme un envahisseu­r… Au cours de la Seconde Guerre mondiale, mon grand-père a reçu des balles pour la France. Le même pays qui a colonisé le mien durant des décennies… Mais je préfère prendre les attaques avec humour, sans agressivit­é. Je reste digne. Et, plus que jamais, je défends l’universali­té, au-delà des frontières physiques et mentales. À mes yeux, chaque être humain a quelque chose à dire, et chaque voix compte. Il n’y a pas de différence­s. Vous savez, j’ai beaucoup suivi les débats des candidats à l’élection présidenti­elle. Beaucoup se concentren­t sur cette question, jugée cruciale et épineuse, de l’immigratio­n. Mais pour moi l’essentiel n’est pas là. Si « nous sommes tous Africains », pour le paléontolo­gue Yves Coppens, j’irai pour ma part plus loin : nous sommes tous des citoyens du monde. Les oiseaux sont libres de migrer partout. Alors pourquoi l’homme ne le serait-il pas ? Après tout, nous sommes tous sur cette Terre, et personne n’en sortira vivant. Alors mieux vaut collaborer que s’entretuer… » Paroles de poète... et d’homme avant tout. Bon vent, Monsieur Ocquet !

Si le ciel est gris et nuageux, je ne dirai jamais qu’il est bleu ! ” Face aux « Retourne chez toi sale négro », je réagis avec humour ”

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(DR) Inoussa Ocquet, entouré de ses collaborat­eurs, en décembre , à la Maison de la presse de Niamey.

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