Var-Matin (Fréjus / Saint-Raphaël)
«Un drame était à prévoir»
Un jeune Gilet jaune a été renversé par une camionnette à Avignon. La veille, un chauffeur azuréen avait été pris à partie sur le même rond-point. Son patron a tiré la sonnette d’alarme
Il s’appelait Denis David, avait 23 ans, habitait Le Pontet (Vaucluse) et venait d’avoir un enfant. Dans la nuit de mercredi à jeudi, ce Gilet jaune a trouvé la mort à Avignon, lors des actions de filtrage au rond-point de Bonpas. Fauché par une camionnette. Son conducteur polonais aurait paniqué en voyant des piétons. Il s’agit du sixième décès depuis le début du mouvement. « Je craignais qu’un drame se produise. Je ne pensais pas anticiper à si brève échéance… » À 250 kilomètres de là, Georges Reynaud est dépité. Il est le gérant de la Stem, société de transport basée à Colomars, le long du boulevard du Mercantour, près du pont de la Manda. Quelques heures avant l’accident mortel, Georges a signalé ce rondpoint de Bonpas. Et pour cause : l’un de ses chauffeurs y a été violemment pris à partie. La scène se joue dans la nuit de mardi à mercredi, vers 1 h 30. José, Niçois de 34 ans, six ans de trajets longue distance au compteur, se présente avec son semi-remorque au fameux rond-point occupé par les hommes en jaune. Une habitude, désormais. « En général, ils me disent “Bonsoir”, m’offrent le café, disent qu’il y en a pour un quart d’heure ou une demi-heure », raconte-t-il par téléphone, hier, durant sa pause.
« Ma famille s’inquiète »
Cette fois-ci, l’affaire s’engage mal. «J’arrive normalement. Je m’arrête derrière les voitures. Un homme vient me voir, sans gilet jaune. Je baisse ma fenêtre et dis bonsoir, mais il crie “Fais marche arrière !” » Manoeuvre impossible : l’ensemble routier est déjà engagé sur le rond-point. José aurait tenté de l’expliquer, de suggérer une alternative, craignant de rester bloqué jusqu’à l’aube. En vain. « Il crie fort. Il dit dans son talkiewalkie : “Il ne veut pas faire marche arrière, j’ai besoin de renfort.” Quatre types arrivent en courant, témoigne José. Je prends mon téléphone, je leur dis : je vais trouver une solution et j’appelle le 17. Là, ils commencent à taper sur le camion avec des bâtons. Ils ont cassé le rétro côté chauffeur, la calandre. Ils ont tapé la vitre de mon côté ; heureusement, c’était solide. J’ai eu de la chance quand même… » Le déchaînement de violences n’en serait pas resté là. Les piétons auraient tenté de forcer les portes arrières, cadenassées. José a alors redémarré, aussi prudemment que possible. « Ils me jetaient des cailloux. J’ai eu peur. Ce n’était pas pacifique ! » Difficile de soupçonner José d’hostilité contre les Gilets jaunes . Lui-même a fréquenté le rond-point de Saint-Isidore, aux
débuts de la fronde. « À titre personnel, en tant que citoyen. Mais là, ça commence à déborder et prendre un mauvais chemin. Je crains que ça empire. On n’atteint pas les buts recherchés avec la violence. On est en train de perdre raison ! »
Bien sûr, José juge « désolant » le drame d’Avignon. Mais il peut « comprendre la panique du chauffeur. » Lui est soulagé d’avoir su garder son sang-froid : «S’ils étaient arrivés à ouvrir les portes, c’était peutêtre moi, la victime. Et là, c’est ta vie qui est en jeu ! Désormais, ma famille est inquiète de me voir partir… »
Appel à la prudence
Inquiet, Georges Reynaud l’est tout autant. Pour ses propres troupes comme pour les manifestants. Voilà pourquoi, avant-hier, ila «tiré la sonnette d’alarme»,
dans un courrier adressé à la TLF et la FNTR, deux organisations représentatives du transport routier. Une phrase y résonne de manière tristement prophétique : «Un drame est à prévoir et ce, dans peu de temps, les conducteurs étant maintenant à bout. » Là encore, ce n’est pas la légitimité des Gilets jaunes qui est en cause. Mais bien la tentation de mépriser le danger, face à des chauffeurs éprouvés au volant de mastodontes. « Mes gars sont à cran. Ils circulent déjà plus de quarante heures par semaine et perdent énormément de temps sur la route à cause des ralentissements et des blocages. Avec des gens fatigués, s’il y a des émeutiers, vous ne savez pas comment ils vont réagir… » Les dégâts ? « C’est de la bricole, même s’il y en a pour 1 000 ou 2 000 euros », relativise Georges Reynaud. Loin de sa perte d’exploitation, estimée pour novembre « au bas mot à 20 000 euros ». Mais l’urgence n’est plus là. Car la vie humaine, elle, n’a pas de prix. Freins de parc des semi-remorques actionnés de manière intempestive, béquilles baissées… Georges Reynaud observe une évolution des comportements sur les ronds-points, et se dit effaré par les risques qu’encourent certains. « De tels accidents étaient malheureusement prévisibles. Je craignais qu’un de mes chauffeurs en écrase un. » Alors, Georges Reynaud en appelle au respect des transporteurs. Dans l’intérêt de chacun : « Est-ce que vous vous mettez devant un rhinocéros ? Non. Pourtant, un rhinocéros, c’est une tonne. Un camion, lui, en fait quarante ! »