Var-Matin (Fréjus / Saint-Raphaël)
«Aujourd’hui, on tend le micro à n’importe qui!»
Directeur de recherche au CNRS et spécialiste des médias, Dominique Wolton déplore l’abandon d’une information réfléchie et maîtrisée au profit des réseaux sociaux
Une majorité de Français estiment que les chaînes d’info continue ont contribué à l’embrasement du pays. Partagez-vous ce ressenti ?
Ce qui est frappant, c’est que les médias comme la classe dirigeante n’ont rien dit de critique sur le mouvement. Les journalistes des chaînes d’information continue – il n’y a pas qu’eux – tendent leur micro sans beaucoup de sens critique. Les chaînes d’info continue et les réseaux sociaux dramatisent tout, sans contexte et sans mise en perspective. Or, on sait que plus on est proche de l’événement, plus on est tyrannisé par cet événement. C’est contradictoire avec le sens de l’information. Ce n’est donc plus de l’information mais du voyeurisme et de l’angoisse. Donc oui, cela accentue les problèmes.
Mais les journalistes ne peuvent pas ignorer les réseaux sociaux ?
Depuis dix ans, on les entend vanter les réseaux sociaux en disant que c’est l’expression de la vérité. C’est faux ! L’expression n’est pas synonyme de la vérité. Ce n’est pas parce que les gens racontent leur vie sur Internet que c’est la vérité. Et si tout le monde s’exprime, qui écoute ? A terme, en suivant ce raisonnement, on n’aura plus de journalistes, plus de professeurs et plus d’hommes politiques. Il suffira d’écouter les gens pour connaître la vérité… On ne peut plus vivre dans un espace public qui est régi par la tyrannie des sondages, des chaînes d’information et de l’expression des citoyens sur les réseaux sociaux.
Les chaînes d’info ont pourtant battu tous les records d’audience…
Les responsables de chaînes, qui se gargarisent de leur excellente audience grâce aux «gilets jaunes» ont oublié une chose élémentaire : ce n’est pas parce qu’on est voyeur – et nous le sommes tous plus ou moinsqu’on adhère à ce que l’on voit. Si on veut sauver les médias, il faut qu’ils cessent cette course à l’audience et qu’ils arrêtent de valider le fait que toute bêtise dite sur les réseaux est géniale !
Peut-on parler de démagogie ?
La démagogie, c’est de croire que la société en direct est possible. Cette saturation de l’explication en direct donne l’impression que l’on ne supporte pas de vivre deux jours sans parler. Aujourd’hui, on tend le micro à n’importe qui, qui dit n’importe quoi dans la rue. Oui à l’expression à condition de ne pas la confondre avec l’information. Les médias sont capables de tout pour augmenter leur audience. Et pour meubler l’antenne des heures durant, chaque chaîne a sa pléthore de soi-disant spécialistes.
Mais vos collègues chercheurs ne sont pas les derniers à y participer...
Ils se «peopolisent !» J’estime que l’on doit pouvoir refuser de faire des émissions où l’on se retrouve à quatre ou cinq sur un plateau avec chacun trois minutes de temps de parole. On ne peut rien dire ! Quand on est chercheur, il faut bien sûr aller débattre de temps en temps, mais pas tout le temps. Sur les chaînes d’info, les journalistes pensent devenir des intellectuels, et les intellectuels des journalistes.
Y a-t-il une distorsion entre médias et réalité ?
L’événement n’est pas l’information. Le journaliste doit prendre du temps pour choisir et réfléchir au sujet qu’il va traiter. C’est ce travail entre l’événement et la production de l’information qui fait la grandeur du métier. Pendant des siècles, on a voulu à juste titre réduire le temps entre l’événement et l’information, pour éviter le contrôle des pouvoirs politiques religieux ou militaires. Mais à l’extrême, comme aujourd’hui, il n’y a plus aucune distance, et c’est l’événement qui fait l’information. Et il ne faut pas perdre de vue que certains acteurs ont bien compris comment faire venir les médias sur un événement peu représentatif, comme par exemple l’attaque des boucheries par les vegans.
Journaliste, réseaux sociaux : qui influence qui ?
Les réseaux sociaux n’influencent pas l’opinion. Ils influencent ceux qui les suivent. Même s’ils sont deux millions, il ne faut jamais oublier que nous sommes plus de millions ! Plus il y aura de vitesse, de saturation, de mondialisation d’images angoissantes, plus on aura besoin de lenteur. Nous aurons forcément un point de non-retour, par rapport à cette folie de la vitesse et du direct, un balancier, qui sera favorable à la presse écrite et au papier. La fascination pour les techniques est excessive et on a confondu performance technique et démocratie. Lorsque j’étais administrateur de France Télévisions, je répétais sans cesse que les journaux du service public devraient donner au moins chaque jour trois informations positives. Il faut de l’amour, de la générosité et du militantisme pour donner de l’espoir aux gens. Nous avons plus que jamais besoin de cela.