Var-Matin (Fréjus / Saint-Raphaël)

Philippe Lançon: «Les livres donnent de la force»

Rescapé de l’attentat de le journalist­e a écrit récompensé par le prix Femina. Un récit de son expérience et de sa reconstruc­tion bien plus fort qu’un témoignage «brut»

- PROPOS RECUEILLIS PAR JIMMY BOURSICOT jboursicot@nicematin.fr 1.LeLambeau,Collection­blanche,éditionsGa­llimard, 512 pages, 21

LOui, parce que c’est ce que je sais faire. Et parce que dans les situations extraordin­aires, rien ne vaut la routine. C’est cette discipline qui m’a particuliè­rement tenu à ce moment-là.

La volonté d’écrire un livre est arrivée aussi rapidement ? Le livre arrive bien après. Je voulais faire la différence entre l’expérience et l’écriture. Je n’aurais pas pu écrire ce livre quand j’étais au coeur de la reconstruc­tion. C’est très difficile à expliquer. J’aurais très bien pu ne pas écrire ce livre. À un moment, un vrai projet est arrivé et s’est développé. Cela me paraissait évident, dans ce cas-là, que ça ne pouvait pas être un projet romanesque. Même si je pense que Le Lambeau est une aventure, qui se passe essentiell­ement dans des chambres.

Comment se traduit cette aventure pour vous ? J’ai l’impression d’avoir été tout aussi loin que si j’avais traversé l’Atlantique en solitaire. J’espère avoir fait sentir ça au lecteur. C’est une longue et difficile traversée. Mais aussi quelque chose qui est guidé par la volonté de vivre. Et de restituer, autant comme journalist­e qu’écrivain, tout ce que les personnes que j’ai croisées m’ont donné. Il n’y a quasiment aucune généralité dans le livre. Il y a des moments, des scènes, des portraits, un récit.

Vous décrivez l’hôpital comme un cocon… Il était difficile de s’en extraire. Il y a eu le cocon de la Salpêtrièr­e, le service d’urgence et de reconstruc­tion. Puis celui des Invalides, où je suis resté plus longtemps, pour la rééducatio­n. Sortir de la Salpêtrièr­e, c’était vraiment dur. [il marque une longue pause] Je le dis souvent, plus que de la renaissanc­e, c’était le lieu de la naissance. Une seconde naissance. C’était très dur, mais c’était l’endroit où je réapprenai­s à vivre et où je me sentais protégé. L’attentat, c’est une sorte de viol. Certains sont tués. Les autres sont mis dans un état d’insécurité profond et durable.

Comme lorsque vous avez croisé ce « jeune Arabe » évoqué dans Le Lambeau ? J’étais dans le métro. Instinctiv­ement, j’ai eu peur de lui. Et tout aussi instinctiv­ement, dans la seconde qui a suivi, je me suis gendarmé. Je me suis dit : « Tu ne peux pas faire ça, quoi. » C’était la première fois que ça m’arrivait. Ce jeune Arabe me faisait peur, je craignais qu’il ait une bombe ou un flingue sur lui. Je me suis dit : « Ne descends pas ! Parce que si tu descends maintenant, tu descendras tout le temps. ».

Suivez-vous l’actualité ? Il y a des moments où j’étais plongé là-dedans. De  à , j’ai tenu la chronique télé quotidienn­e de Libé. Je bouffais de l’actualité, je ne faisais que ça. Mais c’était pour le travail. Ce qu’on appelle maintenant l’actualité nous envahit tellement… Ça commence à être une machine à décerveler. Dans la plupart des chambres autour de moi, BFMTV tournait en boucle. Moi, je n’ai pas regardé une seule fois la télé à l’hôpital. À part un match de foot, pour faire plaisir aux policiers qui étaient avec moi.

Le processus de reconstruc­tion a été long. Étiez-vous impatient ? Forcément, j’ai pu l’être. C’est lent et tout n’est pas fini. Il y aura encore d’autres opérations. Manger est souvent douloureux. Mais on apprend à vivre avec ces douleurs. Vous répondre pendant trois quarts d’heure, ça me fatigue, oui. Mais c’est un exercice de rééducatio­n. J’ai surtout accepté des émissions de radio. Mes kinésithér­apeutes pouvaient les écouter et entendre comment j’articulais. J’ai progressé, mais j’ai encore des défauts de prononciat­ion.

Qu’éprouvez-vous en voyant votre nouveau visage ? Je n’ai jamais été… horrifié par mon apparence. Si j’avais peur de sortir, c’est parce que je me sentais fragile. Pas parce que je craignais d’être montré du doigt dans la rue. Quand je regarde les photos d’avant, je vois bien que ce n’est plus moi. Comment on le

vit ? Je ne sais pas. C’est plus en écrivant que j’arrive à donner des formes à tout ça. Là, je me sens libre, en possession de mes moyens. Je peux rétablir une continuité.

Comment recevez-vous les réactions des lecteurs ? J’ai été surpris. Je n’ai jamais voulu préparer un feel good book. Je ne me suis jamais dit que j’allais trouver l’énergie en moi, comme dans ces horribles livres américains. Ce n’est pas du tout ça que je raconte. Je voulais parvenir à restituer le coeur d’une expérience. Des tas de gens ont quand même reçu ce livre comme quelque chose qui les ramenait vers la vie. Évidemment, je m’en réjouis. La littératur­e qui donne de la force. On peut être étonné d’apprendre que je descendais avec Kafka au bloc ou que je le lisais dans ma chambre. Kafka, ce n’est pas d’un optimisme extraordin­aire. Pourtant, il m’aidait. Parce qu’il a une grande intelligen­ce et qu’il est perpétuell­ement lucide.

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