Var-Matin (Fréjus / Saint-Raphaël)
L’homme qui courait après ses propres énigmes
Animal politique féroce mais profondément humain, amateur de terroir français et de cultures orientales... Chirac, bateleur pudique, referme une vie riche en paradoxes. Portrait intime
J« efile!» Une courte phrase qui en dit long sur la vie de Jacques Chirac. Cette rengaine, Bernadette l’a si souvent entendue dans la bouche de son marathonien de mari. Il court, Chirac. Il court après les jupons, après son destin. « Il court après quelque chose qu’il ignore », résume Ali Magoudi. Ce psychanalyste connaît son sujet. En 1986, il cosigne avec Pierre Jouve le documentaire Jacques Chirac, autoportrait, fruit de deux années de course-poursuite dans la foulée d’enfer du futur Premier ministre (1). « C’est le portrait le plus fidèle qu’on ait fait de moi ! », réagit l’intéressé à l’époque. Pourtant, plus de trente ans après, le cas Chirac reste une énigme pour Ali Magoudi. « Il avait une énergie pure, vitale. Il fonçait, passait d’une chose à une autre, serrait des milliers de mains sans jamais avoir l’impression de répéter le même geste. Il avait un contact avec les gens chaleureux, très cordial – le contraire de l’image un peu guindée qu’il renvoyait. Et il semblait inconscient de sa grandeur future. »
« Il aimait l’ailleurs »
Chirac, une énigme pour les autres. Et sans doute pour lui-même. Une histoire intime riche, complexe et emplie de paradoxes. L’enfant né le 29 novembre 1932 dans le 5e arrondissement de Paris, fils d’Abel et Marie-Louise, aura été de son propre aveu un élève quelconque en Corrèze, jusqu’en classe de première. Pourtant le Chirac adolescent, celui qui fréquente assidûment le musée Guimet, manifeste déjà une fascination pour la culture. Les cultures, plutôt. « Très tôt, il a aimé l’ailleurs, le lointain plutôt que le proche, le différent plutôt que l’évident », témoigne Jean-Jacques Aillagon. L’ex-ministre de la Culture fut aussi commissaire de l’exposition Jacques Chirac ou le dialogue des cultures, au musée du quai Branly à Paris en 2016. Un profond paradoxe, dans le parcours de celui qui finira par incarner une certaine idée de la jovialité franchouillarde. Le président vêtu du maillot Bleu de 98, amateur de la Corona et de Madonna, rompu à aller « tâter le cul des vaches » au salon de l’agriculture, se révélera un fervent adorateur de la Chine, du Japon, du théâtre kabuki et des combats de sumo. Un art qu’il importera à Paris-Bercy, et qui lui inspirera même le nom de son bichon. Chirac si loin, si proche.
La Corrèze et le Zambèze
« Il a dit un jour : “La Corrèze plutôt que le Zambèze”. Je crois qu’il se trompait. Chirac, c’est la Corrèze ET le Zambèze », insiste Jean-Jacques Aillagon. Le vieux sobriquet de Fachochirac, les volées de critiques sur « Le bruit et l’odeur » seraient nés de malentendus dûs aux outrances politiciennes. « Chirac, c’est l’enracinement profond dans le peuple de France autant que le goût des bronzes chinois archaïques ! »
Ce goût pour la culture, peut-être l’a-t-il hérité des vers que son père récitait par milliers, après la guerre, pour rééduquer une mémoire frappée d’amnésie. Sans doute le jeune Jacques s’est-il ouvert au monde en 1950, au contact du professeur Belanovich, ou sur le navire de la marine marchande qui l’entraînera à la découverte de l’Afrique du nord. À cette époque, le futur patron de la droite française vend L’humanité et signe l’appel de Stockholm pour la paix, d’inspiration communiste. « Pourquoi êtes-vous un homme politique de droite ? », demande Ali Magoudi dans son documentaire de 1986. « Est-ce que vous aimez le chocolat ? », lui répond Jacques Chirac comme on botte en touche. « Il était très prude, avait horreur de parler de son intimité », se souvient le réalisateur. « Il s’est très peu dévoilé, contrairement à d’autres hommes politiques aujourd’hui... », confirme Jean-Jacques Aillagon.
« Le drame de ma vie »
On a souvent évoqué Chirac et les femmes. Il serait plus juste de raconter Chirac et ses femmes. Bernadette Chodron de Courcel, la camarade de Sciences Po épousée en 1956, indissociable de l’homme Chirac. Laurence, sa fille aînée atteinte d’anorexie (« le drame de [m] avie», confia son père au journaliste Pierre Péan), décédée en avril 2016. Claude, sa fille devenue femme de confiance, « qui a du devenir son attachée de presse pour connaître son père. Pour comprendre l’homme, il fallait intégrer son monde », observe Ali Magoudi. Ce privilège, Anh Dao Traxel n’y a pas eu droit. La boat-people vietnamienne, « la fille de coeur » saluait hier « l’humanisme » et « le grand coeur » de son père adoptif. Mais ces dernières années, elle ne s’est pas privée de dézinguer le bilan politique de Jacques Chirac, ou l’esprit de clan de Claude et Bernadette. Claude, décrite par la journaliste Béatrice Gurrey dans Les Chirac, les secrets du clan, comme le « vaillant soldat », farouche protecteur d’un père diminué. Bernadette, l’épouse assimilée à un «squale», enclin à diriger voire humilier. Cette femme de pouvoir qui confie, cynique : « Jacques m’a trompée toute sa vie, mais je les connais toutes. » Nul n’a oublié cette vidéo de la Première Dame fusillant du regard la députée Sophie Dessus, bien trop proche de Jacques à son goût.
« Ces aventures restaient secondaires à ses yeux. Elle était ultra-présente dans la carrière de son mari », note Ali Magoudi. Le couple Chirac entendait, surtout, dissimuler sa blessure intime.
Cette maladie qui rongeait Laurence, depuis une méningite contractée à l’âge de 15 ans. « La disparition de Laurence, mais aussi celle de son gendre ont profondément meurtri Jacques Chirac, atteste JeanJacques Aillagon. Quand je lui ai fait visiter l’exposition au musée du Quai Branly, j’ai bien vu l’émotion qui animait son regard devant certaines oeuvres. Devant une photographie de ses deux filles jeunes en Corrèze, il a hoché la tête et fermé ses lèvres. Une mimique souvent adoptée alors. J’ai vu que ça le remuait au fond de lui-même... Mais il ne s’épanchait pas. »
Chirac, l’animal politique. Jacques, l’homme pudique. Cet homme caméléon, à la vie riche et complexe, est parti avec ses énigmes, ses paradoxes et ses blessures intimes.