Var-Matin (Fréjus / Saint-Raphaël)

Celui qui tombe à “pique”

Gardien de cimetière et amateur de poker, Jean-Marc Prette joue toujours cartes sur table

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C’est comme un grand jardin. Je m’y sens bien ». Le regard de Jean-Marc Prette s’illumine en fixant la place pavée. Pourtant, entre les verdoyants cyprès et cachées derrière le camaïeu de fleurs, les tombes sombres surplomben­t. Mais chassez toute idée reçue : le gardien du cimetière Alphonse-Karr n’est pas usé, ni voûté par le temps. Oubliez la salopette élimée. Il préfère les jeans bien taillés et des baskets Fila aux pieds. Cheveux bruns fraîchemen­t tondus, barbe récemment taillée, accent ensoleillé d’un Raphaëlois de naissance. Sa maison ? Au milieu des sépultures ! Régulièrem­ent, à la place des fantômes, les visiteurs frappent à sa porte : «Aulieude venir au bureau, ils viennent toquer chez moi ».

C’est une vraie maison, lumineuse, à l’allure tout à fait rassurante. « Mais certains amis hésitent encore à passer, même en journée. Ils pensent qu’il y a des feux follets. Pourtant, la terrasse ne donne pas sur les tombes. J’ai planté une haie exprès pour l’intimité ».

Un nom sur le registre

L’homme est aussi président du Holdem Azur 83 à Roquebrune­sur-Argens. « Je suis tombé dans le jeu quand j’étais petit », sourit-il. Les quelque 70 membres de club le surnomment « Jeanpa », quand, lui, les considère comme ses enfants.

Entre les tombes et les cartes, il lui reste peu de temps pour faire la bringue « comme quand [il] était jeune. » Gardant le cimetière sept jours sur sept, depuis dix ans, assurant même les ouvertures et fermetures, il part peu en vacances. Ce qui n’a pas vraiment l’air de le déranger : « Je suis bien, ici. Puis, j’ai toute ma famille dans le coin. Et elle est pas mal connue ».

Un ange passe. Son regard châtaigne rougit sans qu’aucune larme

Textes : Anaïs GRAND Photos : Philippe ARNASSAN ne s’échappe. Il murmure : « Pour l’enterremen­t de mon grand-père, il y avait des centaines de personnes ». Ce jour-là, en 2006, il devait inscrire le nom dans les registres. « J’ai laissé traîner pendant quelques jours. Je n’y arrivais pas ». Depuis, il s’occupe du caveau familial. Et parfois, en fin de journée, il arrête ses pas devant celui-ci. Cigarette à la main, effleurant les gravures de l’autre, il parle à son grand-père sur le ton de la rigolade : « Aller on va se rafraîchir un peu aujourd’hui ! »

Non, pas d’alcool, car Jean-Marc ne boit que rarement. Il prend l’arrosoir, nettoie le marbre et asperge les fleurs d’eau.

Il a appris à enterrer ses larmes

Jean-Marc Prette s’attache rapidement. Avec tout le monde. Pas le genre à rester de marbre devant la douleur d’autrui. « Pendant le confinemen­t, un jeune a perdu sa mère, et est revenu le lendemain de l’enterremen­t pour se recueillir. Mais le cimetière était fermé. Je ne pouvais pas le laisser rentrer ». La mort dans l’âme, même si son visage reste impénétrab­le. Depuis sa prise de fonction, il a appris à refouler ses émotions. À ne pas pleurer. Dès la première cérémonie, il a enterré les larmes. « Ma femme me dit que j’ai un coeur de pierre, alors que c’était l’inverse. Mais aujourd’hui, je ne peux pas montrer mes sentiments. Je ne peux pas pleurer avec les gens. Il faut que je me protège ». Lui-même n’a, d’ailleurs, jamais réellement songé à la mort. «Jene sais pas si je veux être enterré ou incinéré ». En ce qui concerne sa femme, il a déjà la réponse. Et grimace. « Elle veut se faire incinérer. Ça me pose problème dans un sens, même si je respecte sa décision.

J’ai besoin de savoir, de me dire qu’il y a quelque chose du corps qui reste, qui est là. J’en ai besoin pour me recueillir »

Quid de ses parents ? « En réalité, je ne leur ai jamais posé la question. » Le quadragéna­ire se mord les lèvres, regarde dans le vide : « Il y a deux ans, ma mère a fait un accident vasculaire cérébral. Elle s’est fait opérer du coeur ». Depuis, il a peur de la perdre. Mais toujours dans le silence. Sans dire un mot. À personne.

Ce qu’il redoute le plus, c’est de se retrouver dans la même situation qu’en 2006, à devoir inscrire le nom dans le registre : « J’ai peur que ça devienne réel ».

Alors, peut-être pour anticiper les choses, il l’a encré dans sa peau. Sur l’épaule droite, « Lucie » à côté de « Jean-Claude », son père. Sur l’avant-bras gauche, des dates dans un cadran. Comme pour arrêter le temps. D’abord au 24, anniversai­re de sa mère et de sa femme. Puis au 1, au 4 et au 7, ceux de son père, de sa fille et de son fils. Enfin, au 25. Pour se souvenir de l’âge auquel il a été papa pour la première fois. D’abord d’Enzo, 14 ans. Puis d’Alyssa, petite brune de 10 ans. Le sourire revient ; et le regard du père brille cette fois de bonheur.

Le papa cool glisse sur l’adolescenc­e à venir de sa protégée. « J’espère qu’elle tombera sur des gens bien. J’ai vu certaines choses… Je ne veux pas qu’elle le vive. ». Le sérieux et le mystère s’évaporent. La nature canaille de Jean-Marc reprend le dessus. «Siellemepr­ésente un jour son petit copain, je l’accueiller­ai bien. Puis je l’emmènerai sur le parvis de la maison. Et je lui dirai : “Mon gars, si tu fais du mal à ma fille, tu choisis l’emplacemen­t’’ ».

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Ma femme me dit que j’ai un coeur de pierre”

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