Var-Matin (Fréjus / Saint-Raphaël)
Les adolescents privés des rites d’émancipation Psychologie
Quitter le nid familial, rencontrer d’autres gens, vivre de nouvelles expériences : les conditions actuelles rendent compliqué le passage des jeunes à l’âge adulte. Décryptage
Dix-huit, vingt ans… C’est un âge charnière, celui où l’on s’émancipe, souvent en quittant le nid familial pour poursuivre ses études ou un apprentissage. Ce rite de passage, dont les jeunes sont actuellement privés pour cause de pandémie, est pourtant essentiel, pointe le Dr Philippe Garcia, pédopsychiatre, praticien hospitalier à l’hôpital Henri-Guérin de Pierrefeu et président de l’Ecole des parents du Var.
« Ce dont il s’agit, c’est de devenir adulte, et ça, chacun se le représente à sa manière. Mais c’est en tout cas le moment où l’on quitte la zone de confort familial pour aller vers l’autre, pour rencontrer d’autres groupes et pour commencer sa vie affective personnelle, commente le Dr Garcia. C’est quasiment un rite initiatique qui permet le saut entre l’adolescence et le début de la vie d’adulte. » Avoir 18 ans, avoir son bac : ces événements s’inscrivent dans une projection et une représentation de l’avenir et sont quelques-uns des éléments qui fabriquent ce rite initiatique de passage.
Deux conditions de réussite
Deux éléments principaux conditionnent la réussite de cette émancipation, explique le médecin. « Il faut d’abord avoir trouvé un premier équilibre dans sa vie d’adolescent et sortir de cette période sans trop de séquelles, indique le pédopsychiatre . Il faut aussi pouvoir être accueilli dans des espaces étudiants ou scolaires différents marqués par des formes de rituels que sont par exemple les journées d’intégration, les soirées étudiantes, la potentialité des rencontres et des nouvelles amitiés. Ce sont ces éléments qui définissent le nouveau statut ; pas encore adulte, mais presque. »
Ces rites d’émancipation existent à toutes les époques, dans toutes les cultures.
Au Moyen Âge, les jeunes aristocrates partaient ainsi pour le
Grand Tour, un long voyage initiatique en Europe destiné à parfaire leur éducation. « Cela leur ouvrait la possibilité de nouvelles rencontres et permettait également de vivre des expériences affectives et sexuelles, note le Dr Garcia. Le service militaire jouait aussi ce rôle : sortir de chez soi et aller à la rencontre de l’autre. »
Dans les pays scandinaves, les jeunes bacheliers sont incités à faire eux aussi leur « grand tour », une année de césure avant d’entamer leurs études, en partant voyager et travailler à l’étranger, « au pair » par exemple.
« L’idée, c’est d’aller, à la fin de l’adolescence vers un espace culturel inconnu, inattendu. C’est extrêmement enrichissant. Le rite permet de transformer les objets de l’enfance et de s’installer dans un statut différencié, celui de l’adulte. »
Un resserrement social préjudiciable
Dans la période que nous vivons, « le resserrement social est largement préjudiciable au développement et à l’émancipation des jeunes », poursuit le Dr Garcia. Beaucoup de bacheliers se retrouvent coincés à la maison, suivent les cours à distance, n’ont pas pu commencer leur vraie vie d’étudiant et rencontrer leurs pairs. D’autres sont enfermés dans des chambres universitaires de 10 m² dans des villes où ils ne connaissent personne, privés de soirées, d’adhésion à des clubs sportifs ... sans vie estudiantine. « À l’âge où la vie en groupe est très importante, c’est un frein immense et une source de souffrances. Ils subissent une double peine, explique le pédopsychiatre. L’impossibilité d’aller vers la vie d’adulte et, en plus, ils sont désignés comme les coupables de la dissémination du virus. Ces jeunes sont arrêtés dans leur développement social dans un moment où leurs plasticités affectives, intellectuelles et relationnelles sont à l’acmé et conditionnent leurs investissements futurs. »
Quelles conséquences ?
Les conséquences peuvent être plus ou moins graves, selon les facteurs de vulnérabilité préexistants pour chaque jeune.
« Le fait d’avoir une famille et de vivre en milieu rural sont des éléments de pronostic importants et rassurants. La situation est plus compliquée pour les jeunes qui sont isolés dans leur appartement étudiant. La précarité économique est aussi un élément défavorable. » Le risque, c’est d’abord le décrochage scolaire ou universitaire, mais c’est aussi la souffrance psychique : désespoir, anxiété, voire idées suicidaires et passage à l’acte.
À plus long terme, les conséquences de ce coup de frein brutal à l’émancipation des jeunes sont « celles que l’on connaît habituellement, liste le Dr Garcia, précarité économique, difficultés narcissiques, à construire une vie de famille, à se stabiliser socialement et parfois des pathologies psychiatriques comme des syndromes anxieux
Philippe Garcia
Pédopsychiatre