Var-Matin (Fréjus / Saint-Raphaël)

« À Auschwitz, je pensais à mon fils laissé à sa nourrice »

L’une des dernières survivante­s du camp nazi vit au Cannet, dans les Alpes-Maritimes, où elle vient de fêter en famille ses cent ans. Doyenne d’une lignée sauvée de peu, elle raconte son histoire.

- GAËLLE ARAMA garama@nicematin.fr

Imaginez-vous une mère qui part un matin acheter un cadeau d’anniversai­re pour son petit garçon de trois ans. Et qui revient onze mois plus tard. Onze mois en enfer, dans le camp d’Auschwitz.

C’est l’histoire extraordin­aire de Rachel, qui vient de fêter le 4 juin son centième anniversai­re, entourée de sa grande famille, au Cannet, dans les AlpesMarit­imes, où elle réside depuis sa retraite. Celle qui avait témoigné dans le film documentai­re Shoah , de Claude Lanzmann en 1985, est l’une des dernières survivante­s des camps de la mort nazis. Revenue du pire il y a 76 ans, c’est un petit bout de femme au chemisier chic et à l’oeil pétillant. Malgré un siècle d’existence, la mémoire de ces heures terribles et lointaines, qui ont fait basculer sa vie, demeure avec une grande vivacité dans son esprit. Comme un terrifiant puzzle, l’histoire familiale tisse son précieux fil mémoriel. Des souvenirs qui plongent tour à tour dans l’effroi et l’admiration, mais que cette résiliente sait désamorcer d’un rire.

Sa mère tout de suite emmenée

Rachel Hasson est née à Paris le 4 juin 1921. Sa famille est juive d’origine turque. Mariée à Henri Levy, la jeune fille de 20 ans donne naissance en 1941 à un garçon, Roger, dans la France de la collaborat­ion. Avec la traque des juifs, le bonheur est de courte durée. Henri est déporté dans la rafle du Vel’ d’Hiv’ l’été 1942. Il ne reviendra pas. C’est le 26 juillet 1944, à 23 ans, que Rachel est arrêtée par des policiers français. « J’étais sur un trottoir avec ma mère et ma soeur, de quatre ans ma cadette, qui portait l’étoile jaune. Ils ont foncé sur nous. Ils étaient si jeunes, des idiots ! », racontet-elle dans un sourire. Quelques heures plus tôt, Rachel avait déposé son petit Roger, trois ans, chez sa nourrice à Villeneuve-SaintGeorg­es.

« À Auschwitz, ils nous ont rasées. C’était affreux. Ma mère est tout de suite emmenée au four. Quand j’ai su que je ne la reverrais pas… Elle était superbe. »

Sa voix se brise encore à cet instant de la séparation. Les deux soeurs survivent miraculeus­ement.

« Elle s’en est sortie car elle a été docile, raconte Patricia, sa petite-fille, âgée de 57 ans. Elle avait compris qu’il fallait paraître en bonne santé, alors elle passait des épluchures de betteraves sur les joues pour avoir bonne mine. »

Le quotidien est inimaginab­le de cruauté. « On transporta­it des briques toute la journée. J’étais en claquettes dans la neige, avec du café et un morceau de pain dans le ventre pour toute la journée. » La faim, le froid, le désespoir. « Le plus difficile ? », ose-t-on lui demander. «Je pensais à Roger. » Son bambin laissé à sa nourrice. L’amour de son fils, c’est ce qui la fera tenir durant ces longs mois de calvaire où elle a dû travailler dans une fabrique de grenades au sein du camp.

Elle sabotait les grenades

Derrière son apparente obéissance, elle fait acte de résistance. « Je ne vissais pas correcteme­nt les grenades pour les saboter », glisse-telle, avec malice. Un kapo la surprend. Mais encore une fois, on lui laisse la vie sauve. Quand en mai 1945, Auschwitz est libéré par les chars russes, Rachel se souvient de « ces femmes sans cheveux, mortes de faim, qui se sont précipités dans les réserves de sel du camp et qui en sont mortes. » Après un mois de trajet en train qui reste encore difficile à retracer, les deux soeurs arrivent à Paris, au Lutetia, le 3 juin 1945. Rachel se précipite à l’adresse de la nourrice pour serrer son petit garçon dans ses bras. « J’ai retrouvé mon fils ! J’avais gardé l’adresse dans ma tête. Je faisais 32 kg, j’étais bourrée de poux. On ne s’était pas lavé pendant presque un an. J’ai dû me nettoyer à la javel. » À son retour, l’appartemen­t familial, rue Sedaine dans le 11e arrondisse­ment, est occupé par une voisine. «Pasde chance pour vous, je lui ai dit ! On est revenues ! La pauvre, elle avait perdu son fils et son mari… » Il a fallu se reconstrui­re. Et construire une famille. Rachel s’est mariée avec David Issachar qui adopte le petit Roger et lui donne une fille, Chantal, en 1946. Et toute une longue vie après. Deux enfants. Trois petits-enfants. Sept arrière-petits-enfants. Une lignée arrachée à la barbarie nazie. Roger, 80 ans, l’enfant caché de 1944, sourit. Bon anniversai­re maman.

‘‘ J’étais en claquettes dans la neige”

 ?? (Photo Dylan Meiffret) ?? Survivante du camp nazi avec sa jeune soeur, Rachel Issachar, qui y a perdu sa mère, a fêté ses cent ans au Cannet.
(Photo Dylan Meiffret) Survivante du camp nazi avec sa jeune soeur, Rachel Issachar, qui y a perdu sa mère, a fêté ses cent ans au Cannet.

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