Septembre
D’elle, on ne sait quasiment rien. Mais son image a fait le tour du monde. Cette jeune Pachtoune avait douze ans lorsque Steve McCurry l’a convaincue de se laisser portraiturer. C’était en 1984, dans un camp de réfugiés au Pakistan. Son visage a hypnotisé le photographe américain. Son regard, surtout. Si intensément vert, si profondément douloureux. Dix-sept ans plus tard, le reporter s’est mis en tête de la retrouver. Entre-temps, et sans le savoir, Shabat Gula était devenue le symbole d’une fraction damnée de l’humanité.
La plupart de vos photos ont été faites pour la presse. Exposées, elles trouvent une seconde vie ? Dans leur immense majorité, les images qui constituent cette exposition ont été réalisées sans but précis, en dehors de toute commande, de tout reportage. C’est la part la plus personnelle de mon activité, je prends ces photos à l’occasion de mes vagabondages à Cuba, ou en Afrique. Mes petites explorations.
Êtes-vous las d’être parfois réduit à l’Afghane – votre Mona Lisa ? Comme je préfère regarder le verre à moitié plein, je me dis qu’il vaut mieux être reconnu pour une seule photo que de n’être pas reconnu du tout… Pourquoi avoir voulu refaire son portrait, ans après ? Je ne savais pas ce qu’elle était devenue. J’ignorais même si elle vivait encore. Cette image avait suscité tant de questions et de demandes, au cours de toutes ces années, que j’avais envie de raconter la suite de l’histoire. C’était aussi une façon de lui rendre un peu de ce qu’elle m’avait donné. De l’aider en retour, puisqu’elle n’avait jamais reçu le moindre dédommagement.
Avez-vous des nouvelles ? La vie est difficile pour les réfugiés afghans, mais je crois qu’elle va aussi bien que possible. Quand je l’ai retrouvée, elle portait la burka. Qu’en dire ? C’est sa culture. Le mode de vie, dans cette région du monde.
Il y a cette autre image d’une mendiante avec son bébé, à travers la vitre d’un taxi… C’était à Bombay. Un feu rouge, comme il y en a cinquante ou cent sur le chemin de l’aéroport. Avec, à chaque fois, quelqu’un pour tendre la main. Vous ne pouvez pas donner de l’argent à tout le monde, c’est juste impossible. Alors, tout se joue en une seconde. Je prends mon appareil et je déclenche? Deux fois. Pas le temps de se poser trop de questions.
Vous n’avez vu votre cliché que deux mois plus tard, au labo. Le numérique a tout changé ? Absolument. Quand vous pouvez voir la photo immédiatement, si vous constatez qu’elle est trop sombre, ou mal cadrée, vous avez la possibilité de recommencer. Avec l’argentique, c’était impossible. Avec le numérique, la qualité de mes photographies a progressé. Aucun doute là-dessus.
Qu’avez-vous pensé de la photo d’Aylan? L’auriez-vous faite? Bien sûr, que je l’aurais faite. Le rôle du photographe est de témoigner. Ce type de cliché peut agir sur l’opinion publique. Parce Depuis sa terrasse, avant de rejoindre le théâtre du drame, Steve McCurry a photographié l’effondrement du World Trade Center. Un traumatisme sans égal qui, souligne-t-il, a changé le monde. « C’est comme la perte d’un être cher. Le choc est si brutal et si inattendu. Vous dites : c’est impossible. » Steve McCurry a souvent affronté de grands dangers, notamment dans le Golfe. Mais c’est en survolant un site touristique en Slovénie, en , qu’il a frôlé la mort : « Notre avion s’est écrasé. J’ai vraiment cru que j’y passais. » Dans le feu de l’action, le photographe
doit s’efforcer de « compartimenter », à la façon d’un disque dur que l’on partitionne. « Ne pas trop prendre le temps de réfléchir », dit cet admirateur de James Nachtwey qui apprécie aussi Sebastião Salgado et, côté français, rend hommage à Yann Arthus-Bertrand dont les « photos merveilleuses montrent notre planète d’une façon
tellement spectaculaire. » qu’il concentre l’attention sur un problème particulier, sur une question de société.
Avez-vous parfois des regrets ? La vie nous fournit chaque jour l’occasion d’avoir des regrets. Je me contente d’essayer de donner autant de sens qu’il est possible à cette existence qui file si vite entre nos doigts. Alors oui, il y a des opportunités perdues. Et des millions de photos manquées !
« Oui, des opportunités perdues. Et des millions de photos manquées ! »