L’aqueduc de Fréjus : un travail de Romains !
Au Ier siècle, ils ont capté l’eau à Mons pour approvisionner la cité portuaire de Forum Julii, à plus de quarante kilomètres, pierre après pierre, à coup de pelle et de pioche
Victor Hugo aimait les voyages. En 1839, il sillonna notre région, de Marseille à Nice, et raconta son périple dans ses Carnets. Le 10 octobre, le
voici à Fréjus : « Fréjus apparaît de loin au milieu de sa plaine qui était un port au temps de César… À trois quarts de lieue, d’énormes tronçons de ruines commencent à poindre çà et là parmi les oliviers. C’est l’aqueduc romain. L’aqueduc neuf et complet était beau sans doute il y a deux mille ans, mais il n’était pas plus beau que cet écroulement gigantesque répandu sur toute la plaine, courant, tombant, se relevant, tantôt profilant trois ou quatre arches de suite à moitié enfouies dans les terres, tantôt jetant vers le ciel un arc isolé et rompu ou un contrefort monstrueux debout comme un peulven druidique, tantôt dressant avec majesté au bord de la route un grand plein cintre appuyé sur deux massifs cubiques, se transfigurant tout à coup en arc de triomphe. Le lierre et la ronce pendent à toutes ces magnificences de Rome... »
Fréjus en manque d’eau
Près de deux siècles plus tard, les ruines de l’aqueduc de Fréjus continuent à impressionner. Certains visiteurs passent devant, saluent ces robustes vestiges de l’Antiquité, puis poursuivent leur route. D’autres, plus curieux, s’interrogent : d’où l’aqueduc venait-il ? D’où l’eau arrivait-elle ? Pour répondre à cette question, remontons vingtet-un siècles en arrière. C’est à cette époque que César crée la cité de Forum Julii, le « Marché de Jules », et en fait un grand port de guerre. L’empereur Octave y rapatriera les galères prises à Marc-Antoine, lors de la célèbre bataille d’Actium, en 31 av JC. Forum Julii devient un grand port de commerce. Une vie intense s’organise. La ville s’équipe, se modernise, se dote d’un phare, d’égouts, de thermes, d’un théâtre, d’un amphithéâtre. Mais il faut plus. Elles ne sont pas saines. Les ingénieurs et sourciers se mettent à la recherche d’une solution. Ils la trouvent d’abord à la source de la Foux, dans la plaine de Montauroux. Puis, à la source de la Siagnole, au pied du village de Mons, à 516 mètres d’altitude. On est situé là à trente kilomètres à vol d’oiseau au nord de Fréjus. Trente kilomètres ! Des
monts à traverser, des collines à contourner, des vallées à franchir. Un vrai travail de romain ! Ce peuple, qui n’a jamais été effrayé par le gigantisme des constructions, va édifier là l’un de ses premiers grands aqueducs. Une foule de maçons et de soldats ont été mobilisés, armés des instruments de travail de l’époque, des pics et des pioches. Les charrettes ont transporté les pierres, le mortier. Les treuils et les poulies ont soulevé les charges. Les hommes se sont épuisés à creuser la roche, monter des arches et des murs – comme d’autres avant eux avaient érigé des pyramides ou des arcs de triomphe. Dès un kilomètre et demi après la source de la Siagnole, la première difficulté se présente. Il faut traverser une colline. On creuse une première galerie. Elle s’effondre. Les ingénieurs décident alors de créer une tranchée. On sectionne la montagne à la verticale sur une hauteur de douze mètres et une longueur de trente. Cet endroit, dit de la « Roche taillée », aux abords de Mons, est toujours connu des promeneurs aujourd’hui. On se demande quel géant mythologique a coupé ici la montagne de son sabre. L’aqueduc se dirige ensuite sous terre vers le plateau de Callian puis, en contrebas, vers la plaine de Montauroux. Sa pente s’accroît considérablement à partir du lieu-dit du « Jas Neuf ». Dans tout ce secteur, ses traces sont peu visibles aujourd’hui.
La catastrophe de Malpasset
Le village de Callian a été construit dessus. Il n’est pas rare que, lors de travaux de terrassement ou de creusement de maisons, on retrouve des vestiges. Des restanques et exploitations agricoles ont été aménagées. Il arrive, aujourd’hui, que des promeneurs remarquent sur le sol des alignements de pierres. Ils n’ont pas conscience qu’ils foulent alors au pied quelque chose qui appartient à la grandeur de Rome. Plus en aval, le parking d’une grande surface a recouvert l’antique canalisation, les vestiges longent sur quelques mètres une station-service. L’Antiquité se signale par bribes. C’est à partir de la plaine de Montauroux que, pour conduire l’aqueduc vers Fréjus, ont été créés les premiers ouvrages d’art : les ponts et les arches de Biançon, du Friaou, du Saoutet, qui portent le nom, pour le premier, de la rivière qui coule à cet endroit, et pour les autres, de lieux-dits. Ils ont été engloutis par l’eau en 1962, lors de la construction du lac artificiel de Saint-Cassien, à la suite de la rupture du barrage de Malpasset. Au-delà du site de Saint-Cassien, il fallait franchir le col de Vaux. Qu’à cela ne tienne, les Romains ont réalisé l’exploit de creuser à cet endroit une galerie de... 852 mètres de long. L’eau devait passer, elle est passée ! Poursuivant sa route vers Fréjus, l’aqueduc était à nouveau porté par des ponts et des arches. On en voit encore des vestiges au milieu des ronces et des herbes folles. En 1887, Stephen Liégeard les a décrits dans son livre, La Côte d’Azur, dont le titre a donné son nom à notre région : « Toutes rompues qu’elles demeurent, ces arcades marquent encore les traces d’un victorieux parcours à travers la plaine, par dessus les monts.
Tantôt s’enfonçant sous le sol, tantôt reparaissant à la lumière, il s’élance, le gigantesque serpent de pierre, rampe, s’élève, contourne les monticules… Des piliers mesurant jusqu’à 54 pieds d’élévation l’y aidaient au besoin. Bien des anneaux du reptile subsistent encore, isolés parfois, parfois groupés en série… Les arcs Escoffier, de Bonhomme, le
Puits de l’Aqueduc, l’arc Jaumin comptent parmi les plus dignes d’être vus. Qui a bon pied et bon courage peut se lancer à leur découverte. Alors, par les routes forestières, le long des versants escarpés, dans l’inextricable fouillis des broussailles ou parmi les cailloux roulés des rivières, il faut avancer, non sans laisser des lambeaux de vêtements à plus d’un
buisson !... » Bien des vestiges admirés par Liégeard ne sont plus là. Dans la vallée du Reyran, beaucoup ont été balayés en 1959 par la rupture tragique du barrage de Malpasset. Mais le pont de Jaumin tient bon, avec son arche unique, décidé à braver les attaques du temps, à la limite de la commune des Adrets. Plus loin, l’autoroute croise aujourd’hui l’itinéraire de l’aqueduc.
Une succession de arches
On rencontre le pont de l’Esquine à l’arrivée sur Fréjus, avec ses huit arches de 10 mètres de haut. On entre dans Fréjus. Ici, commence la partie la plus monumentale de l’aqueduc. Voici, fièrement dressés en pleine nature, les arcs dits Escoffier ou Sénéquier. Ils se présentent en deux rangées parallèles – l’une remplaçant l’autre après que la première eut été défectueuse. Voilà les six arches du vallon de la Moutte, puis les quatorze du Gargalon qui s’alignent sur une longueur de 134 mètres et une hauteur de 12 mètres. Au quartier Sainte-Brigitte,
les cinq arches Berenguier se dressent dans le quartier de la Pinède Romaine, avant que les célèbres piles de Sainte-Croix, dépourvues d’arches, ne dressent vers le ciel, la gloire de l’Empire romain. On imagine la joie des bâtisseurs lorsqu’ils arrivèrent à cette étape . Grâce à eux, l’eau s’apprêtait à entrer dans Fréjus comme une armée victorieuse de retour du combat. Ici, ce ne serait pas un arc de triomphe qu’on édifierait sur son passage, mais une succession magnifique de quatre-vingt sept arches, dont certaines atteindraient 16 mètres. Les Romains avaient achevé leur travail. L’eau était là. Elle était collectée dans un château d’eau appelé « Castellum divisorium », situé sur l’actuelle butte du Moulin à vent, rue du Bel-Air. De là, elle partait dans des canalisations pour alimenter réservoirs, fontaines, bains publics et certaines villas privées. Les Romains avaient apprivoisé ce bien si précieux qui, siècle après siècle, se raréfie, et qu’ils appelaient « aqua ».