Abd el-Kader, défenseur de l’Algérie, interné à Toulon
Après avoir combattu contre les Français qui ont envahi l’Algérie en 1830, il se rend en 1847. La France, reniant une parole qu’elle lui avait faite, l’emprisonne à Toulon
Voici Toulon ! Les passagers de l’Asmodée commencent à distinguer au loin les premières constructions du port, dominées à l’horizon par la silhouette massive du Faron. En ce 29 décembre 1847, cela fait quatre jours qu’ils voguent sur la mer, sans connaître leur destination. Ils ignorent quel sort leur sera réservé. Ils sont prisonniers politiques. La France, en les conduisant ici, a trahi sa parole. À bord, se trouve l’émir Abd el-Kader, idéologue et penseur autant que guerrier, âgé de 39 ans, qui a combattu l’invasion de l’Algérie par les Français. Il est en compagnie de ses trois femmes, sa cousine germaine, trois fils, une fille, sa mère Lilla-Zarah, 75 ans, qui prie sans cesse et n’a d’autre souhait que d’aller mourir à la Mecque, un de ses beaux-frères, exécuteur du massacre de SidiBrahim, et quatre-vingt-huit autres personnes, membres et combattants de sa « smala ». Soit l’ensemble de la famille et des gardes rapprochés. Durant les quatre jours de la traversée, ils n’ont cessé de repenser à la succession des événements qui les ont conduits ici. La France a envahi l’Algérie en 1830, et l’a annexée en 1834 (lire page
suivante). En 1832, Abd elKader a pris la tête de la rébellion des tribus nomades contre les Français. Plus de dix années de luttes sanglantes s’en sont suivies. En 1843, les troupes d’Abd el-Kader ont été disséminées par l’armée française, aidée par des militaires autochtones, sous les ordres du colonel Youssef - lequel mourra à Cannes en 1866. Le 23 décembre 1847, Abd el-Kader a fini par se constituer prisonnier auprès du duc d’Aumale, fils du roi Louis Philippe, gouverneur de l’Algérie. Il a écrit au général français Lamoricière, commandant de l’armée française : « Nous voulons la parole de la France que vous nous ferez transporter soit à Alexandrie en Égypte, soit à Saint-Jean-d’Acre en Turquie mais pas ailleurs. »
Débarqué à Toulon avec sa famille
Le général a répondu : « J’ai reçu l’ordre du fils de notre Roi Louis-Philippe de vous accorder ce que vous m’avez demandé et de vous donner le passage de Djemaa-Ghazaouet à Alexandrie ou SaintJean-d’Acre. On ne vous conduira pas autre part. Ne doutez point de cette parole. Notre souverain sera généreux envers vous et les vôtres. » Le 25 décembre 1847, Abd el-Kader, sa famille et les quatre-vingt-huit personnes de son entourage se sont donc embarqués sur
l’Asmodée. Mais une fois l’Asmodée en mer, changement de direction. La France a renié sa parole. Le bateau s’est dirigé vers Toulon. Les autorités toulonnaises ne sont pas préparées à cette arrivée. Affolement dans le port. Le 29 décembre 1847, Abd el-Kader et sa suite sont débarqués au lazaret – là où étaient mis en quarantaine les passagers en provenance des pays où sévissaient des épidémies. Ils y demeureront jusqu’au 8 janvier. Ce 8 janvier, l’émir et sa suite sont séparés en deux groupes : l’un placé au fort Malbousquet, au nord-ouest de l’enceinte de l’arsenal, l’autre - dont font partie Abd elKader et ses proches - au fort Lamalgue, du côté du Mourillon. Leur emprisonnement va durer trois mois. Les conditions de détention sont pénibles, en particulier pour la mère et les femmes. « Abd el -Kader se levait avec
le jour puis faisait sa prière », décrit l’historien Alexandre
Bellemare. Il allait ensuite saluer sa vieille mère et passer un moment avec sa famille. Rentré chez lui, il se reposait pendant une heure. Ses compagnons venaient ensuite lui rendre leurs hommages. Puis, resté seul avec ses deux fils Mohammed et Mahhi-ed-Din, il leur faisait répéter leurs leçons. Vers 11 heures, déjeuner. A midi, tout le monde se réunissait pour la prière commune. De midi à 3 heures, réception de personnalités. A 3 heures, prière en commun, puis lecture religieuse faite soit par Mustapha Ben Tami, soit par Abd elKader lui-même. De 5 à 6 heures, visite à la famille. A 6 heures, prière en commun jusqu’à 8 heures. A 8 heures, souper. »
La détention d’Abd el-Kader à Toulon devient une affaire d’État. Elle est débattue à l’Assemblée nationale. Le 5 février, François Guizot, ministre des Affaires étrangères, annonce que la France refuse d’envoyer Abd el-Kader à Saint-Jeand’Acre, « parce que la Turquie a refusé de reconnaître la conquête de l’Algérie » et envisage un transfert à Alexandrie.
Poncy, le poète toulonnais lui rend visite
Les choses sont en bonne voie lorsque, le 24 février, le roi Louis Philippe est renversé et la Seconde République proclamée. Charles Poncy, poète-maçon toulonnais très influent dans sa ville (notre édition du 4 novembre), se rend auprès d’Abd el-Kader. Il rend compte de sa visite : « Les Arabes sont logés ou plutôt entassés dans le premier étage du Cavalier, bâtiment situé à l’est du fort, en face du pavillon d’entrée occupé par MM. Lheureux et Daumas. Le rez-de-chaussée est habité par le concierge du fort et par les officiers de la garnison. La longueur du Cavalier est environ de 25 m et sa largeur de 5 m, ce qui donne à chacun des prisonniers, au nombre de cent, à peu près un mètre carré de surface pour se mouvoir. Il est vrai qu’il ne leur en faut pas davantage pour fumer ou rêvasser tout le jour, comme ils font, accroupis sur des nattes ou sur les matelas de l’administration… Des logettes servent d’appartements aux femmes et qui, malpropres, obscures et humides, n’ont d’autres portes pour protéger leurs hôtes qu’un sale et grossier rideau de toile ... » Poncy écrit au chef du gouvernement François Arago, ainsi qu’au poète Lamartine, homme influent de la République, pour leur demander la mise en liberté de l’émir. Le 13 mars, Émile Ollivier, commissaire du gouvernement, futur député du Var et propriétaire du château de la Moutte à Saint-Tropez, se rend auprès d’Abd el-Kader. Il lui demande un engagement solennel : « Signerais-tu de ta main, et tes officiers avec toi, un acte juré sur le Coran, que tu ne reviendras jamais en Algérie ? »
Libéré par Napoléon III
Abd el-Kader s’engage par écrit : « Louange au Dieu unique ! Je vous donne une parole sacrée qui n’admet pas le doute. Je déclare que je n’exciterai plus de trouble contre les Français par quelque moyen que ce soit. Je fais ce serment devant Dieu par Mohammed, Abraham, Moïse, et Jésus-Christ, par l’Évangile et le Coran. » Émile Ollivier fait un rapport à Arago : « L’enfermement d’Abd elKader est une des questions d’honneur national les plus graves qu’a léguées le pouvoir déchu ». Mais les choses n’avançant pas. Abd El Kader écrit à nouveau le 28 mars au gouvernement : « Votre commissaire Émile Ollivier est venu me voir. Il m’a informé que les Français, d’un seul accord, avaient aboli la royauté et décrété que leur pays serait désormais une république. Je me suis réjoui de cette nouvelle, car cette forme de gouvernement a pour but de déraciner l’injustice et d’empêcher le fort de faire violence au faible. Dieu vous a désignés pour être les protecteurs des malheureux et des affligés. Je vous tiens, par conséquent, pour mes protecteurs naturels. Certains d’entre vous peuvent s’imaginer que je nourris encore l’intention de retourner en Algérie. Cela ne sera jamais. Mon seul désir est d’être autorisé d’aller à la Mecque et à Médine, pour y prier et adorer le Dieu Tout-Puissant jusqu’à ce qu’Il me rappelle à Lui. » La décision du gouvernement arrive enfin le 14 avril 1848 : il est mis fin à la détention d’Abd el-Kader à Toulon. Il sera transféré avec sa mère, ses épouses et ses deux fils au château de Pau. Le reste de la smala sera maintenu en captivité à l’île de Sainte-Marguerite, au large de Cannes (voir encadré). Le départ se fit àborddu Minos le 23 avril. Il restera à Pau jusqu’en novembre, puis sera envoyé au château d’Amboise où, en 1852, Napoléon III le libérera. Abd el-Kader est mort en 1883 à Damas. L’Algérie est restée française jusqu’en 1962, où son indépendance jeta dans l’exode et la détresse tant de Pieds-Noirs que notre région a accueillis.