Ana Pouvreau: «Poutine n’a que faire des Occidentaux»
Avec 76 % des voix, la victoire de Poutine ne souffre aucune contestation. Spécialiste du monde russe, Ana Pouvreau analyse ce plébiscite en faveur de l’homme fort de Moscou
Vingt-quatre heures après la victoire sans appel de Vladimir Poutine, la consultante en géopolitique Ana Pouvreau (1) décrypte pour nous le triomphe de l’homme fort du Kremlin qui, avec poigne, a replacé l’immense Russie sur le devant de la scène internationale.
Même si des irrégularités ont été dénoncées, Vladimir Poutine avait-il besoin de tricher pour être réélu ? Non, dans la mesure où en l’absence d’Alexeï Navalny, interdit de participation, aucune alternative ne pouvait entraver sa réélection. D’ailleurs, avec plus de % des voix – et même % en Crimée – Vladimir Poutine est très confortablement réélu. La seule petite incertitude concernait la participation. Or, avec un taux de , %, ce taux est de deux points supérieur à celui de . Même les instituts de sondage d’État n’avaient pas prévu une telle participation.
Vous évoquez la Crimée. Finalement, on a l’impression que l’annexion de cette péninsule a réunifié le peuple russe derrière son leader. La Crimée, c’est le paradis de Poutine ! Les Russes de Crimée sont tous comme un seul homme derrière lui. Cette annexion de la Crimée s’inscrit dans ce que Poutine appelle “la verticale du pouvoir”, c’est-à-dire le redressement de la Russie. Non seulement de son économie, de sa puissance militaire, mais surtout de son moral.
L’économie russe peine pourtant à redémarrer. Poutine doit-il craindre ce qu’on appelle, nous, un « troisième tour social » ? Pas vraiment. Si les supporters de Navalny sont plutôt des jeunes, les couches sociales les plus touchées par la récession, les véritables laissés-pour-compte sont surtout les retraités. Ces derniers se tournent plutôt vers les communistes ou vers le parti libéral démocrate de Russie de Vladimir Jirinovski. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, peu de choses ont changé pour eux. Ainsi, beaucoup d’entre eux survivent avec du pain noir, des pommes de terre et du thé. Mais ce n’est pas d’eux, avant tout en quête de stabilité, que viendra la contestation dans la rue.
La politique agressive de Poutine à l’extérieur n’est-elle pas finalement qu’une réponse à ce qu’il a pu considérer comme des agressions occidentales ? Si, absolument. Poutine est au pouvoir depuis l’an . Dans cet intervalle de temps, en années, treize nouveaux pays ont intégré l’Otan ! Certaines situations révulsent également les Russes. Au Kosovo, les Russes ne comprennent pas pourquoi les Occidentaux soutiennent Hashim Thaçi et Ramush Haradinaj, respectivement Président et Premier ministre, deux personnes que les Russes abhorrent et qui pourraient bien être accusés de crimes contre l’humanité. Dernier exemple de ce que les Russes considèrent comme une agression : le déploiement du bouclier antimissile américain aux marges de la Russie. Pour se sortir de cet encerclement, la Russie n’a trouvé d’autre moyen que celui de mener cette politique qu’on voit se développer depuis en Géorgie, en avec l’annexion de la Crimée et les événements au Donbass, en avec l’intervention en Syrie et, plus récemment l’interférence dans les élections américaines.
L’Europe a donc sa part de responsabilité dans la dégradation actuelle des relations avec la Russie ? Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, on observe une polarisation progressive. On est en train de reconstruire ce qu’on a connu pendant la Guerre froide, c’est-à-dire une logique de blocs. Avec pour conséquences, une nouvelle course aux armements et une insécurité pour les États qui se trouvent aux marges des blocs. En premier lieu desquels les États baltes et les anciens satellites de l’Europe de l’est. Des bruits de bottes se font de plus en plus entendre aux portes de ces pays où des exercices militaires d’une immense envergure sont régulièrement organisés. Tout cela contribue, non pas à l’apaisement des relations internationales, mais à une espèce de montée des tensions.
Au vu de la faiblesse avec laquelle les Occidentaux ont réagi à l’annexion de la Crimée, ces pays ont-ils raison d’avoir peur ? À la différence près que l’Ukraine n’est pas membre de l’Otan. Tandis que les Pays baltes le sont. En cas d’agression russe, l’article du traité fonctionnera donc et entraînera systématiquement une réplique de l’ensemble des pays membres. Mais avec la proximité de Kaliningrad, l’enclave russe, la menace est réelle. Venons-en à l’empoisonnement de l’espion Sergueï Skripal. Ce n’est pas une première au Royaume-Uni, alors pourquoi cette affaire pèse-t-elle davantage sur les relations internationales ? L’élimination d’Alexander Litvinenko en était une surprise. Mais au terme d’une enquête qui a duré dix ans, et dont les résultats ont été rendus publics en , les Britanniques ont eu le temps de se rendre compte de l’ampleur du problème. Il est donc compréhensible que la récidive contre Skripal entraîne des réactions plus vigoureuses de la part des Britanniques. D’autant plus qu’il existait très certainement des accords entre les services de renseignements. Sergueï Skripal lui-même devait se sentir protégé. Cette tentative d’empoisonnement est donc un camouflet, une humiliation pour les Britanniques et pour leurs services de renseignement. La seconde raison qui explique la réaction du Royaume-Uni, ce sont les risques invraisemblables que les Russes font courir au public britannique. Un risque radiologique dans le cas de Litvinenko avec la contamination radioactive au Polonium- d’une partie de deux avions et douze endroits publics dans Londres. Et, dans le cas de l’attaque chimique visant Skripal et sa fille, une exposition à un
On revient à une logique de blocs ” Un nouveau centre de recherches sur les armes chimiques ”
agent innervant pour quelque personnes !
Poutine continue à nier toute implication de la Russie dans cette affaire. Qu’avait-il à y gagner ? Dans la tête de Vladimir Poutine, la société se divise en deux camps : les dominants et les dominés. Les forts et les faibles. À partir de là, l’intimidation est un moyen comme un autre d’arriver à ses fins. Les Soviétiques fonctionnaient déjà comme ça. Et si l’autre partie ne réagit pas ou très faiblement (ce qui fut le cas après l’élimination de Litvinenko), pourquoi ne pas recommencer ? Les Britanniques ont mis beaucoup de temps à se ressaisir, mais cette fois les sanctions vont être beaucoup plus lourdes. Theresa May l’a promis.
Outre les expulsions évoquées, les mesures de contre-espionnage vont être renforcées. Par ailleurs, sur le modèle du Magnitski Act, adopté par les États-Unis en en réponse à la mort brutale de l’avocat Sergueï Magnitski, des mesures anti-corruption vont être ajoutées au projet de loi qu’envisage de faire passer le gouvernement. Enfin, pour être en mesure de faire face à toute nouvelle attaque chimique, le ministre de la Défense Gavin Williamson a annoncé la vaccination généralisée contre l’anthrax pour les troupes britanniques, ainsi qu’un investissement assez conséquent de millions d’euros pour créer un nouveau centre de recherches sur les armes chimiques.
Tout ça ne va-t-il pas s’apaiser lors du Mondial de football en Russie ? Poutine y a tout intérêt, non ? Rassuré par sa réélection, Poutine est dans sa propre logique. Peu lui importe d’avoir une image dégradée en Occident. Sa préoccupation, c’est d’apparaître aux yeux des Russes comme quelqu’un de fort, de très autoritaire. Un leader à poigne.