Un Français nommé Aznavour
Un ami espagnol, vaguement goguenard : « Vous êtes bizarres, vous les Français ! Tant de pompe et de solennité, le président de la République en personne, des obsèques quasi nationales pour un chanteur de variétés… » Que répondre ? Oui, mais c’était Aznavour. Bien plus qu’un chanteur : un écrivain, un musicien, un poète dont les oeuvres font partie du paysage de la France. La plus internationale de toutes les vedettes que ce pays ait vu naître et grandir. Mais encore ? L’explication n’épuise pas les questions que suggérait cet ami : quelle histoire la France se raconte-t-elle, à travers la célébration du destin singulier de cet enfant d’Arménie, né à Paris par les hasards de l’exil, et qui dut vaincre tant de préjugés et d’incompréhension pour devenir en son grand âge un monument national ? De quoi nous parlait la liturgie républicaine qui déployait ses fastes dans la cour des Invalides ? De langue d’abord. D’une certaine idée de la Nation qui s’incarne dans la langue française, « patrie dans la patrie », « sanctuaire sacré ». Les mots sont d’Emmanuel Macron. Et cette conception nous rassemble, qui veut que l’on devienne français par la langue, aimée et célébrée, comme d’autres le deviennent par le sang versé. D’accueil, aussi, d’hospitalité due aux exilés. Et de la capacité du cher et vieux pays à faire de ces nouveaux venus des Français à part entière. Bref, de la France et des autres. Sujet autrement plus critique, en ces temps de crispation identitaire et de doutes sur le modèle français d’intégration. Oh ! bien sûr, sur Charles Aznavour, il est facile de se retrouver. Tout le monde peut invoquer son exemple, se réclamer de son message. « Intégration » ? « Assimilation » ? Inutile de se quereller sur les mots. Aznavour n’est-il pas – dans l’exceptionnalité même de son destin – l’incarnation de ce qu’une « francisation » réussie peut produire de meilleur ? Nul ne le récusera. Pour la droite assimilationniste, Charles Aznavour, né Shahnourh Varinag Aznavourian, est l’illustration même des thèses d’un Eric Zemmour : « J’ai abandonné une grande partie de mon arménité pour être Français… ,disait-il en à M.-O. Fogiel. […] Il faut le faire. Ou alors il faut partir. » Pour les anti-zemmouriens et les tenants du multiculturalisme, sa vie dit l’absurdité de vouloir enfermer les gens dans une identité unique : on peut être d’ici et d’ailleurs ; fidèle à la République et à ses origines ; % français et % arménien (ou catalan, comme Valls, ou marocain comme Djamel Debbouze). Pour ceux que leurs adversaires qualifient d’« d’immigrationnistes », Aznavour incarne tout ce que les immigrés à travers l’histoire ont apporté à leur pays d’accueil. Sa vie rappelle que notre culture est plurielle, composite. Et l’immigration, pour reprendre un titre célèbre, une chance pour la France. De ces débats-là, qui nous hantent et nous divisent, il ne fut guère question hier. Pourtant, devant ces images de communion dans le souvenir, on ne pouvait s’empêcher de penser à l’odyssée de l’Aquarius, à la fracturation de notre société, à la crise du « vivre ensemble », et on se demandait ce qui se mettait en scène-là : la République telle qu’elle est ? Ou telle qu’elle aime à se voir dans le miroir trompeur que lui tend par-delà sa mort un Français nommé Aznavour ?
« N’est-il pas – dans l’exceptionnalité même de son destin – l’incarnation de ce qu’une « francisation » réussie peut produire de meilleur ? »