Edgar Morin : « Défendons mon idée de Terre-patrie »
Figure ce week-end du Festival du livre de Mouans-Sartoux, dont il est le président d’honneur, le père de la pensée complexe publie ses mémoires et poursuit, à 98 ans, sa quête humaniste
Président de l’association pour la pensée complexe, directeur de recherche émérite au CNRS, membre honoraire de nombreuses universités et personnalité reconnue mondialement, Edgar Morin est, à 98 ans, l’un des derniers grands intellectuels français. Devenu l’un des piliers du Festival du livre de Mouans-Sartoux, dont il vient d’être fait citoyen d’honneur, ce croqueur de vie y a présenté son dernier ouvrage, Les souvenirs viennent à ma rencontre ,etmême poussé la chansonnette, dans la cour du château, au « Cabaret d’Edgar ». Confidences d’un transdisciplinaire indiscipliné, témoin et acteur d’un siècle révolu, et de notre époque en proie à de nouvelles incertitudes.
Que représente pour vous le festival de Mouans-Sartoux, dont vous êtes président d’honneur à perpétuité ? La perpétuité, ça me donne une sorte d’éternité qui me plaît assez ! J’ai un lien tellement familial, affectueux, avec MarieLouise Gourdon (commissaire de la manifestation, Ndlr), avec l’ambiance bienveillante de ce festival, que je suis très heureux d’y revenir chaque année.
Pourquoi débuter vos mémoires par des rencontres avec la mort ? À mon âge, c’est un thème assez présent, et il y avait un paradoxe dans ma longévité, puisque j’ai ans alors que j’avais été considéré comme mort-né ! Ma pauvre mère, qui avait une lésion cardiaque, avait voulu avorter, mais il faut croire que le petit polichinelle résistait bien… C’est elle qui est morte lorsque j’avais dix ans, et cet élément-là a été le plus marquant de ma vie. J’ai frôlé la mort, aussi, à vingt ans, en faisant de la Résistance, et j’ai vu nombre de mes proches tués, après avoir été arrêtés par la Gestapo ou déportés. Puis à - ans, ce sont mes meilleurs amis qui sont partis. La mort ayant été présente à toutes les étapes de ma vie, il était naturel que je l’évoque dès les premières pages de ce livre. Si Thanatos est présent, Eros l’est aussi, puisque vous parlez des femmes de votre vie, de Violette à Sabah, votre dernière épouse… Eros et Thanatos sont deux ennemis intimes et inséparables. Et pour moi c’est lié, puisque c’est la mort de ma mère qui m’a donné ce besoin affectif très grand, devenu le carburant de mon travail. Et toutes les femmes que j’ai aimées, de Violette, ma Périgourdine, à Sabah, ma merveilleuse rencontre inattendue à ans passés, qui est marocaine, en passant par Johanne, métisse jamaïco-québécoise et Edwige, d’ascendance scandinave, ont à la fois toutes beaucoup souffert comme moi dans leur enfance et toutes joué à mon égard un rôle péri-maternel. Et elles m’ont autant charmé par la beauté de leurs traits que par celle de leur âme et par la poésie qui émanait d’elles.
Vous avez aussi été l’amant platonique de Marguerite Duras ? C’était à l’époque où nous formions une communauté chez elle rue SaintBenoît avec son ancien mari qu’elle adorait, Robert Antelme, son compagnon Dionys Mascolo, Violette et moi. Marguerite m’a reproché publiquement ma retenue à son égard, mais si j’avais cédé à l’attraction et au désir qu’elle avait, cela aurait été d’une telle violence que ça aurait tout dévasté !
Votre premier souvenir politique date du février , lorsque les ligues d’extrême droite ont tenté de prendre l’Assemblée nationale à Paris. Le climat social actuel a-t-il des similitudes avec celui des années ? Nous sommes dans une crise économique rampante qui peut s’aggraver, et une crise mondiale de la démocratie qui s’est installée un peu partout. Il y a des tendances néo-autoritaires, ce que d’aucuns appellent les populismes, avec un caractère très nationaliste, qui à l’époque poussaient déjà à se replier sur soi, à avoir peur des étrangers. On constate un redémarrage de l’antisémitisme et surtout une islamophobie. Mais il y a une différence énorme : c’est qu’il y avait dans les années une nation avec une idéologie de domination raciale qui voulait asservir toute l’Europe, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Et il y avait le fascisme mussolinien et le stalinisme ; désormais, ce qui reste du totalitarisme, c’est en Chine. Mais la principale menace, aujourd’hui, vient de la dégradation de la biosphère. Et nous avançons avec le même somnanbulisme, face aux dangers qui s’accroissent.
‘‘ Marguerite Duras m’a reproché ma retenue ”
C’est dans ce sens que vous avez récemment rencontré le pape François pour lui demander de promouvoir la « Terre-patrie » ?
Pour moi, le combat écologique est très important, mais il entre dans un ensemble. La notion de Terre-patrie que je défends, ce n’est pas seulement pour sauver la biosphère, mais pour créer la compréhension entre les peuples et les nations. Pour que les nations, au lieu de se considérer comme souveraines chacune, donnent une part de cette souveraineté pour les problèmes communs à une structure mieux organisée que l’ONU. L’humanité au stade actuel de la mondialisation doit prendre conscience d’une unité qui respecte toutes les diversités.
Actif tous azimuts, y compris sur votre compte Twitter, comment faites-vous, à 98 ans ?
N’exagérons rien, l’âge m’a atteint, mais j’ai la chance il est vrai d’avoir une épouse qui me protège beaucoup, qui est à la fois une fille, une soeur, une mère. Et je reste passionné par la vie, je suis curieux des choses, des gens, j’adore les rencontres et les fraternisations. Ça me tonifie de voir qu’il existe des associations, des gens qui aident les autres, des êtres de bonne volonté. Et ce que j’aimerais surtout, c’est que les idées que j’ai développées dans
La Méthode perdurent au-delà de moi et soient enseignées dans les écoles. Car le fond de ce que je crois avoir apporté, comment les choses sont liées les unes aux autres, reste méconnu et pourtant utile à la compréhension de l’homme et du monde.
‘‘ Nous avançons avec le même somnambulisme”