« Ne pas oublier que nous sommes des êtres humains »
Dans son treizième roman, qu’elle a écrit simultanément en français et en anglais, Tatiana de Rosnay nous entraîne dans un futur proche, ultra-connecté, déshumanisé... et assez flippant
Alors qu’elle a publié son premier roman à l’âge de trente ans, Tatiana de Rosnay a dû attendre la sortie de sept livres et quinze années pour connaître le succès avec Elle s’appelait Sarah, en 2006. Depuis, elle est devenue l’un des écrivains préférés des Français et ses livres sont traduits dans le monde entier, et souvent adaptés à la télé ou au cinéma. Dans son treizième ouvrage,
Les Fleurs de l’ombre, sorti deux jours avant le début du confinement, elle a fait de Clarissa son héroïne. Une romancière francobritannique, fascinée par Virginia Woolf et Romain Gary, qui se sépare de son mari et cherche un nouvel appartement. Elle trouve refuge dans un complexe baptisé CASA, une résidence moderne, qui accepte uniquement des artistes et qui a été construite dans le nouveau quartier qui a remplacé la Tour Eiffel, atomisée quelques années plus tôt lors d’un attentat. Mais assez vite, Clarissa va se sentir prise au piège et privée d’intimité dans ce nouveau cocon ultraconnecté, doté de caméras et d’un assistant virtuel dans toutes les pièces… panneau et ça me fait beaucoup sourire parce que j’ai réussi mon coup en créant un personnage attachant. Mais à part être francobritannique et écrivaine, c’est tout ce que j’ai en commun avec elle. Je n’ai pas son passé, ni ses blessures, même pas son physique ni son âge. J’aimerais beaucoup être comme Clarissa, j’aime sa résilience et son audace.
Ce roman nous plonge dans un avenir pas si lointain…
Oui. Tout ce dont je parle existe déjà. Ce n’est pas un roman de science-fiction ou d’anticipation, c’est un roman qui se passe dans un futur très proche, dans quinze ans pour être exacte. Je n’ai rien inventé. Tout ce que je mets en scène, les drones, l’intelligence artificielle, les robots à reconnaissance faciale, les maisons connectées, les problèmes de climat comme la canicule, la mort des insectes, existent déjà. J’ai simplement amené le récit à un palier supérieur. Et même si je mets en scène des moments très difficiles, le roman se termine dans un certain apaisement. Je ne donne pas de réponses, mais j’ai envie de donner à réfléchir.
société déshumanisée…
Comment on peut envisager un futur dans un monde de plus en plus robotisé ? La seule solution, me semble-t-il, c’est de reprendre nos places d’êtres humains, de communiquer, même si, en ce moment, on est obligés de passer par la technologie. D’ailleurs, c’est ironique de vous dire ça maintenant, jamais je n’aurais pu croire qu’on allait se retrouver dans cette situation six mois après avoir fini d’écrire le livre… Nous ne sommes pas des machines, nous avons inventé l’intelligence artificielle et elle nous sert et nous sauve pour beaucoup de choses, mais le seul message que j’ai envie de passer à travers ce livre c’est de ne pas oublier que nous sommes des êtres humains.
La particularité de ce livre est que vous l’avez écrit à la fois en français et en anglais. Est-ce que vous avez mis plus de temps à l’écrire que les précédents ?
Je le pensais, parce qu’habituellement, j’écris soit en français, soit en anglais et ensuite je suis traduite, et jamais par moi. Là, en fait, c’était une autoadaptation permanente de deux textes et il fallait aller sans cesse de l’un à l’autre. J’ai mis un an, un an et demi à l’écrire, donc comme les précédents, mais j’ai travaillé beaucoup plus. Ça a été beaucoup plus intense mais tellement passionnant d’aller traquer le bon mot dans une langue puis dans l’autre. Je ne suis pas sûre de refaire la même chose, mais dorénavant, je m’auto-traduirai moi-même, parce que je ne supporte plus l’idée d’être traduite… Notamment pour le prochain livre que j’ai déjà mis en route, en français. C’est formidable de retrouver le chemin d’un livre. Tout ce que je peux vous dire c’est que c’est un huis clos, que j’en ai eu l’idée avant le confinement et que je me nourris de tout ce qu’il se passe actuellement.
Votre titre est un emprunt à Virginia Woolf…
Oui. Je vais vous raconter quelque chose de drôle. J’avais un titre en anglais qui m’allait très bien,
Intimate Places, et j’en étais très fière. Mais, quand je suis arrivée triomphante vis-à-vis de mes éditeurs, ils m’ont ri au nez et m’ont dit : “On est navrés mais « lieux intimes » en français, ça
fait penser à des toilettes !” J’étais effondrée... Et puis, j’avais isolé des citations de Romain Gary et Virginia Woolf au début de chaque chapitre, qui proviennent de leurs lettres d’adieu. Dans ce roman, je voulais aussi parler d’écrivains qui se sont donné la mort dans leur “territoires intimes”, comme le dit Clarissa. C’est ma façon de montrer comment un écrivain habite encore un lieu même s’il n’est plus là… Et en regardant ces citations, je vois celles extraites du livre de Virginia Woolf,
Mrs Dalloway : “Ces moments ce sont comme des bourgeons sur l’arbre de la vie, ce sont des fleurs
de l’ombre” .“Flowers of darkness” en anglais. Ce sont ces petits moments de paranoïa, de doutes qui s’ouvrent dans nos têtes et avec lesquels nous devons faire face. C’est magnifique comme idée. Et en ce moment de confinement, je pense qu’il y a beaucoup de fleurs de l’ombre qui poussent partout…
C’est formidable de retrouver le chemin d’un livre”