Comment les soignants ont pu « évacuer leurs émotions »
Séances de débriefing entre les équipes de l’hôpital de Toulon-La Seyne sur le front de l’épidémie, écoute téléphonique : rencontre avec le Dr Daniel Raucoules, chef de pôle psychiatrie adultes
Ils ont été sous pression durant plus de deux mois. Ils ont été en première ligne sur une crise sanitaire sans précédent. Face à un ennemi hypercontagieux, invisible, sournois, le quotidien professionnel et familial des personnels hospitaliers a été bouleversé. Tout comme leurs certitudes médicales face à un virus inconnu et « déroutant », selon ce chef de service d’une unité Covid-19, d’un patient à l’autre. Soudées, faisant preuve d’une cohésion sans faille, les équipes du centre hospitalier intercommunal Toulon-La Seyne (CHITS) ont fait bloc dans l’adversité, changeant pour certaines leur fonctionnement habituel pour venir renforcer les unités Covid19, les unités de réanimation et les urgences. Ils ont dû conjuguer la médecine catastrophe et « la crainte de ramener le virus dans la sphère familiale. » Comment alors éviter un « effondrement psychologique » sur les équipes très fortement sollicitées quel que soit leur statut (soignants mais aussi agent de maintenance, techniciens, administratif) ? Au-delà du soutien mutuel, la réponse a été, aussi, dans le dispositif spécifique mis en place dans une période compliquée. Elle s’est appuyée sur l’expertise de la cellule d’urgence médico psychologique (CUMP) du pôle psychiatrie adultes auprès de personnels, composés à la fois d’infirmiers, de psychologues et de médecins volontaires auprès des filières Covid plus. Des psychologues non-membres de la CUMP de l’établissement, travaillant aussi dans les services de médecine et de chirurgie au sein de l’établissement, ont également renforcé la filière et ont été dédiés sur les autres unités des hôpitaux du CHITS. Comme les personnels, les médecins, pouvant être soumis au stress, peu enclins à demander de l’aide, ont pu, aussi, recevoir une écoute téléphonique avec des psychologues. Rencontre avec le Dr Daniel Raucoules, chef de pôle de psychiatrie adultes au CHITS.
En quoi ce soutien médico-psychologique est-il important ? Quand on est en situation d’épidémie, on sait qu’on peut être au contact de situations extrêmement traumatisantes. Nous avons des patients qui décèdent, des maladies qui évoluent très rapidement. Il y a cette nécessité d’être auprès de patients pour les soigner sur une maladie nouvelle sans connaître tout, et donc dans une incertitude. Or l’être humain n’aime pas l’incertitude. Il y a, aussi, une peur personnelle : ce n’est pas parce qu’on est professionnel de santé que l’on n’a pas peur pour soi ou pour les siens. Il y a eu, aussi, pas mal de suivi sur la peur de contaminer les autres : même si on a des connaissances scientifiques, ces inquiétudes au départ peuvent être source d’angoisse. Ce qui heureusement ne s’est pas produit, car les mesures de protection ont été très efficaces.
Les équipes qui se sont aussi soutenues entre elles ont pu mettre des mots sur les maux.. Les séances de débriefing qui se sont déroulées, une fois par semaine, ont permis et permettent aux équipes d’exprimer leur stress, leurs questions, leurs inquiétudes, mais aussi d’évoquer le positif. Cela renforce le lien entre les personnes, et le fait qu’elles ont, entre elles, ce côté de résilience pour passer les périodes difficiles. Cela permet, aussi, d’évacuer les tensions émotionnelles. Cela rend l’équipe plus solidaire et elle devient ellemême une solution aux difficultés. Certains ont, aussi, besoin d’un temps de silence pour parler. Et souvent le silence fait venir autre chose.
Par quoi avez-vous été surpris lors des débriefings ? Sur quelques débriefings que j’ai menés, j’ai été très surpris par la rapidité d’adaptation de nos personnels. Nous avions des unités où des personnes volontaires, venues de différents services, ont su se réorganiser. Cette cohésion, ce lien et cette mobilisation ont été très forts et exceptionnels.. J’ai vu se construire une solidité d’équipe et un encadrement très proche des équipes infirmières.
Quel a été le plus difficile pour les équipes ? Le plus dur pour nos équipes a été d’être confrontées aux décès : décès au total dus au coronavirus sur deux mois, c’est beaucoup, notamment pour des volontaires de services chirurgicaux, par exemple, où le décès est rare. Ils pouvaient survenir assez rapidement sans la présence des familles. Les conditions sanitaires strictes imposées ont été choquantes pour elles – temps très court, impossibilité de toucher le corps, un seul membre autorisé – mais tout aussi pour les soignants. Pour eux, ce temps d’échanges avec les familles est important. Leurs craintes étaient qu’ils arrivent à déshumaniser le soin, l’accompagnement à la mort et celui des familles. Le fait même qu’elles se posent ces questions-là démontre qu’elles avaient fait leur travail le plus humainement possible.
Les soignants ne pouvaient pas faire leur deuil... Pour un soignant qui perd un patient, c’est un vrai deuil. Celui-ci se fait parce qu’il y a un contact avec les familles. Une espèce de relais se forme dans le fait de soutenir une famille qui arrive et qui reste auprès du patient qui est décédé. Le soignant transmet à la famille, et cela lui permet de faire son deuil. Sauf que là, il n’y avait pas cette possibilité. Les équipes ont été confrontées à un questionnement : n’y a-t-il pas une perte de sens de leur métier ? Est-ce qu’on sert à quelque chose ? Oui, puisque cette absence de présence de famille était assurée par les équipes.
Les soignants ont dû maintenir ce lien avec les patients malgré leur tenue de protection (masques, lunettes, surblouse..). « Qu’est-ce que j’apporte à la personne qui est en train de décéder ; et est ce qu’elle me voit ? » : un questionnement du personnel a permis de travailler sur des choses extrêmement concrètes. On a pu travailler sur le fait qu’on transmettait beaucoup de choses avec les yeux. Le souci est de donner des soins. Mais être soignant, c’est accompagner les personnes jusqu’au bout. Dans une période comme cela, cela a été au début assez difficile.
Cette pression peut être parfois difficile à gérer physiquement... J’ai eu quelques appels de soignants pour des troubles du sommeil. Fréquemment, ce sont des réveils vers et heures du matin, qui peuvent s’accompagner de difficultés d’endormissement avec des sommeils habités par beaucoup de rêves, de cauchemars. Je pense qu’il y en a autant qu’’avant mais ils sont plus intenses émotionnellement, et beaucoup plus ressentis. Toutes les équipes que je vois me parlent de ces problèmes et même des médecins nous signalent ces réveils la nuit.
Y a-t-il un risque de stress post-traumatique ? Les équipes ont habituellement d’autant moins de risques posttraumatiques qu’elles sont formées. Mais là, nous sommes dans des circonstances exceptionnelles. Il y aura probablement dans les mois qui vont se suivre des problèmes de stress posttraumatique. Lors de groupes de débriefing, le fait d’évacuer les émotions permet de les prévenir.
La pression redescend... La tension commence à retomber. L’hôpital se réorganise et redéploie les services tout en maintenant une unité Covid en cas de reprise d’infection. Les personnels des unités Covid+ se sont soudés ensemble contre un ennemi commun et vont retourner dans leurs unités. Il y a une difficulté de quitter un fonctionnement car on a peur que d’autres cas arrivent, et en même temps, il y a la nécessité de soigner les patients à la sortie du confinement. Nous avons beaucoup travaillé avec les équipes sur leur retour dans leurs unités : s’adapter, c’est aussi prévoir la séparation des équipes après, et éviter aussi des traumatismes.