Var-Matin (Grand Toulon)

« On observe des effets de régression très importants »

Jean Sarfati, psychiatre à Draguignan, reçoit de nouveau ses patients. Depuis quelques jours, le médecin observe « un moment de stupéfacti­on » dont il livre une première analyse

- PROPOS RECUEILLI PAR ROMAIN ALCARAZ ralcaraz@nicematin.fr

Médecin psychiatre, spécialisé dans la psychiatri­e infanto-juvénile, Jean Sarfati reçoit une fois par semaine à Draguignan. Il revient pour nous sur la période de confinemen­t et de déconfinem­ent. Quels effets sur la santé mentale ? Réponses.

Comment vont vos patients ? Depuis le déconfinem­ent, je n’ai pas eu énormément de patients. Mais je constate un sentiment de peur, d’angoisse. Comme suspendu. C’est ce qu’on appelle la peur sans objet : elle est d’autant plus importante que l’objet est insaisissa­ble.

C’est le Covid- ? Le virus, les gens en ont une perception assez mythique et fantasmati­que. On ne leur a pas suffisamme­nt expliqué ce que c’est, ce virus. C’est, dans l’esprit des gens, un gros truc qui s’appelle LE virus, qui va ouvrir leurs portes et leur sauter dessus.

D’où un état moral un peu particulie­r… On remarque un climat de choc, violent. On est dans un moment de stupéfacti­on, comme si la pensée s’était arrêtée. À cela s’ajoute la perte de confiance en l’autorité. Politique, administra­tive, mais, et c’est peut-être plus embêtant, vis-à-vis des médecins.

Avez-vous changé vos méthodes face à cet événement ? Je fonctionne comme je le faisais avant. C’est toujours la même méthode. Ça ne change rien en dehors de la question : qu’est-ce que c’est que le choc psychique ? Je ne sais pas si on peut le comparer à celui vécu lors d’une guerre, mais quand un tel événement tombe sur la tête de tout le monde en même temps, ça crée une sorte d’état d’hébétude général. Les gens réagissent comme pour survivre, il y a des effets de régression très importants.

A-t-on bien mesuré l’impact de la crise sanitaire sur les non-malades ? On a mobilisé les aides autour des réanimatio­ns et des résidants des Ehpad. Mais pas sur les gens enfermés chez eux avec un encadremen­t policier.

C’est une des choses qui a le plus été mal vécu, c’est le clivage de la population. Là où se trouvait l’aide, c’est dans les hôpitaux ou dans les Ehpad. Pour les autres, ce n’était que le Père Fouettard. Il y a des effets de retour psychique qui se traduisent par une sorte de décrédibil­isation. Cela dit, on peut aussi observer l’effet inverse.

C’est-à-dire ? On remarque des bénéfices secondaire­s de gens qui se sont trouvés plutôt bien dans ce confinemen­t. C’est plus rare.

Vous avez parlé de défiance envers l’autorité. De quoi partelle ? Je pense surtout à l’histoire des masques. On a osé dire aux gens que c’était dangereux. C’était exactement le contraire de ce qu’il fallait dire. On aurait pu les faire participer : faire fabriquer chez eux des protection­s, comme ça s’est fait ensuite. Cela aurait permis, tôt dans l’épidémie, d’expliquer par là même ce qu’était le virus. Et le système immunitair­e, qui a besoin d’être en contact avec du virus en permanence. Tout en se méfiant de l’excès.

Les explicatio­ns auraient-elles permis, selon vous, une meilleure adaptation psychique ? Exactement. Les gens auraient eu les éléments de repère.

Ce confinemen­t a-t-il créé des angoisses chez des personnes qui n’étaient, au départ, pas prédisposé­es à en avoir ? Oui, tout à fait, c’est ce que je constate. Ça revient par l’intermédia­ire des enfants, qui sont désormais porteurs de l’angoisse familiale. Les problémati­ques de chacun vont se fixer sur les enfants.

Dans le contexte familial, quels sont les soucis constatés ? La problémati­que de l’aide des grands-parents, cela peut impliquer tout un tas de ressentime­nts chez un père ou une mère qui se retrouve relégué au second plan. La logique de rivalité, que l’on peut considérer comme liée à tous types de difficulté­s même hors confinemen­t. Mais là, c’est un problème qui s’ajoute à un problème mondial.

Lorsqu’on se découvre une angoisse, que faut-il faire ? La consultati­on, bien sûr, est bénéfique. Très utile, notamment depuis que sont de nouveau possibles les rendezvous “physiques”. La personne qui écoute est là, avec un masque, mais là. Mais au-delà de la consultati­on, ce que je conseille, c’est de revenir au lien social. Parce que là, on peut craindre une rupture du lien social.

Que cela implique-t-il ? Les effets peuvent être très embêtants. Car avec le problème économique qui se développe, on peut imaginer des passages à l’acte dans la criminalit­é. C’est toute la question du lien social physique : qu’est-ce que c’est que parler avec les gens ? Reprendre le contact avec les autres plutôt que le repli sur soimême, c’est primordial.

Pourquoi ? Il y a une tendance à la déréalisat­ion, à la régression.

Les gens se sont installés dans le repli contraint dans leur lieu de vie, avec tout ce que ça comporte d’éléments régressifs. C’est ce qui a été observé au début du confinemen­t avec ce qui s’est passé autour de la question du papier toilette. Les gens se sont trouvés confrontés à la présence envahissan­te de leurs conjoints, leurs enfants. Cela induit une perturbati­on énorme : la perte d’une certaine idéalité de la relation amoureuse par exemple.

Quelle est-elle ? C’est une alternance entre proximité et distance. Ce qui permet aux éléments trop intimes de ne pas être envahissan­ts. L’intimité, c’est très important pour l’individu, pour se construire. Il faut avoir le secret. Et le confinemen­t a grignoté quelques passions. J’ai des patients qui sont en piste vers le divorce.

Encouragés par quoi ? La perte des repères, comme si on vivait dans un monde artificiel, comme si on était hors le monde.

Et qu’en est-il du déconfinem­ent ? L’informatio­n est toujours aussi médiocre. C’est pourtant important pour se repérer par rapport au monde. La question d’être informé, d’avoir le sentiment de maîtrise, c’est important.

Parfois, le déconfinem­ent est moins bien vécu que le confinemen­t ? C’est possible. L’État a obligé les gens à rester chez soi, mais en même temps, vous n’aviez plus besoin de travailler. Il y a quelque chose, pour pas mal de personnes, qui a été pris comme un retour en arrière, avec une grosse difficulté à revenir dans l’autre sens. Parce que revenir, c’est se confronter à la réalité de la vie sociale.

Des gens se sont trouvés plutôt bien dans ce confinemen­t, mais c’est rare”

Reprendre le contact avec les autres, c’est primordial”

Avec distanciat­ion… Le lien social, le rapport à l’autre, c’est comme ça qu’on se construit. Et les mesures de distanciat­ion, c’est un peu une manière de viser le lien social. La société avait déjà tendance à favoriser l’isolement, mais alors là, c’est une prescripti­on – nécessaire.

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(Photo Philippe Arnassan) Jean Sarfati, psychiatre à Draguignan et Aix-en-Provence, analyse la crise sanitaire : « Le confinemen­t, c’était comme si on vivait hors le monde. »

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