Var-Matin (Grand Toulon)

« Je l’ai peutêtre poussé dans les bras de Simon »

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fleurs. » « Tu viens de remettre en question toute ma conception du romantisme… » « Je ne suis pas vraiment romantique. » « Ça arrive à des gens très bien. » Jérémy est un inconnu qui a liké mes photos quelques semaines avant le départ de Sam. Depuis nous parlons. De plus en plus. J’aime sa façon de me faire oublier tout le reste par un jeu de mots, une touche de soleil dans ses phrases. J’attends ses messages comme une gamine. Il ne se dévoile pas beaucoup, alors je l’espionne sur Internet. J’ai trouvé une vidéo où il explique son métier de vétérinair­e à des enfants. Il a réussi à m’émouvoir avec une écaille de tortue. J’ai trouvé le faire-part en ligne du décès de son grand-père, ai remonté le fil, découvert que sa mère postait chaque jour une citation de Lao Tseu sur ses comptes sociaux. Jérémy a un frère, deux filles, un père comptable, pas de photo de femme. Quelques messages et je me suis vue avec lui. J’ai imaginé notre premier baiser, des vacances à la mer... Même dans les pires moments, on n’arrête pas la machine à rêves. Jeudi 7 mai, 9 h 30. Un rayon de soleil brûle ma cuisse. J’ai mal dormi. Des tas de vêtements et d’objets sont étalés partout dans le jardin de la cité. Vestiges d’une engueulade mémorable au sixième cette nuit. J’ai besoin d’un café. « Tiens ! Qui est réveillé ? » , demande ma mère de la cuisine. La même phrase depuis mes trois ans. Elle m’a préparé un Nesquik chaud, me demande mon programme du jour, le sourire aux lèvres. « Je dois voir Me Benhamou, l’avocat. » En moyenne, 45 % des ménages divorcent. Plus de 50 % dans les grandes villes. Quarante ans est souvent un âge fatidique. Je suis dans la moyenne. Je l’ai toujours été. J’ai du mal à penser au passé, aux promesses et à tous ces «je t’aime » vidés de leur sens. Je ne fais que lister les habitudes que je dois perdre. Changer d’appartemen­t, de ville, de boulangère, de machine à laver. Je me sens sale. J’ai beau frotter sous la douche, rien ne me débarrasse de cette pellicule de tristesse poisseuse qui a recouvert chaque parcelle de ma peau. Je suis salie par les mensonges. Salie par mon ridicule aussi. Tout le monde savait sauf moi… Tout le monde avait remarqué que mon mari était « délicat ». Qu’il avait un sens aigu du « détail », qu’il n’avait pas « les mêmes goûts que les autres ». Qu’il était « quand même très sensible ». Mais s’ils avaient compris qu’il était gay, pourquoi n’ont-ils rien dit ? Depuis qu’il m’a tout avoué, j’éprouve un sentiment étrange. Le soulagemen­t de comprendre tant de choses, et la colère. Mais Sam ne pouvait plus attendre. Il est amoureux. Follement. Librement. Il n’existe plus rien de nous, rien à espérer.

Si ça se trouve, à force de défendre les droits des homosexuel­s, de manifester, je l’ai peut-être poussé dans les bras de Simon. Sam et Simon… Je n’arrive pas à ne pas les trouver beaux ensemble, à ne pas être heureuse pour lui quelque part, mais je pensais être sa partenaire pour la vie. Je me suis trompée sur tout. – Au fait chérie, je te préviens, prévois ton coup parce qu’ici il n’y a plus de serviettes hygiénique­s ! Et depuis longtemps !, ricane ma mère en débarrassa­nt la table. 20 h 04. Notificati­on Instagram. Jérémy m’a écrit : « Pas de nouvelles ? J’en déduis que tu es sortie faire la folle avec dix hommes dingues de toi!» Je tarde à répondre. Il enchaîne. « Ça arrive à des gens très bien… » Je souris, regarde ma chambre, la pizza froide sur mon lit et mes jambes pas épilées. Je pleure depuis deux heures. J’ai pleuré sur les toilettes, en regardant la météo, en mangeant un quignon de pain. J’ai pleuré devant la fenêtre et dans les escaliers. J’ai pleuré en dormant. J’ai tant besoin de bras pour me serrer très fort. J’hésite à tout dire à Jérémy. Mon mariage éclaté, ces vingt-cinq ans qui ne signifient plus rien, notre fille qui ignore tout encore, et que l’on va briser peut-être. Mes parents que le temps a essorés, Les Feux de l’amour, leur boîte sur la table, pleine de médicament­s contre le cholestéro­l, l’arythmie, l’ostéoporos­e et tous ces mots qui rapprochen­t du cercueil. Ma terreur en observant chaque soir la vieille en face, seule sur son minuscule balcon, qui parle à sa cuillère. Mais il paraît que pour plaire il faut gommer les aspérités. Les magazines sont très clairs à ce sujet : être mince, maquillée et mentir. Et puis je suis stupide. Jérémy a peut-être ce genre de discussion­s avec vingt paumées en même temps. Il est peut-être turc, peut-être une femme ou un gosse qui s’amuse avec ses copains… Il me fait autant de mal que de bien. Ses mots me caressent, mais je me rends compte aussi que je n’ai plus les codes, que je ne suis plus la jeune fille qui avait séduit Sam. Pour les inconnus, j’ai quarante ans. Si je rencontre Jérémy « en vrai », il me verra comme ça. Il ne connaîtra rien de ma naïveté adolescent­e, de mes seins d’avant l’allaitemen­t, de mon cul d’avant les années de mariage sans sexe. Je ne sais plus ce que je représente. Lundi 18 mai, 19 h 07. Mon père chante depuis trentesept minutes sur les toilettes de la salle de bains. Un ouvrier pose une étagère dans « ma » chambre pour qu’après mon départ, ma mère puisse « enfin ranger les sets de tables par couleur ». Je n’ai pas d’autres choix que de la regarder prendre son cours de gym avec Hervé, son coach, dans le salon. « Allez Monta, position du chien qui fait pipi ! On lève la jambe, un, deux… » Pas sûre de me remettre de ce spectacle. SMS de Me Benhamou : « Mal parti pour l’appartemen­t. » Je pense qu’il faudra bientôt passer au plan B. Le plan B. Le plan des coups bas… Mon ventre se tord. « Voilà Mona, on écarte bien les jambes. » Seigneur… Je me bouche les oreilles. SMS de Me Benhamou : « J’ai besoin de nouveaux documents. » Je ne lis pas sa liste. Je suis si fatiguée. Couper mon téléphone, je ne vois que cette option, quand s’affiche une notificati­on Instagram. « Petites pensées en passant. » , a envoyé Jérémy. Je lève la tête. Hervé est penché sur ma mère, elle halète comme en plein accoucheme­nt. Mon père tire enfin la chasse : « Je vous conseille d’attendre un peu avant d’aller dans la salle de bains… » Et moi je suis perdue. Jérémy bat le chaud et le froid, m’envoie un message adorable puis me parle comme à un pote, se confie entre les lignes et m’ignore pendant deux jours. J’en ai marre.

De cette situation, de tourner en rond. Marre de ce type dont je me fous. Même si je ne m’en fous pas. Marre qu’il ne se décide pas. Et tellement, tellement marre de ces préoccupat­ions de greluche. Alors je déverse ma colère contre cet inconnu qui ne m’a rien fait. «Ahoui, tu penses à moi, Jérémy ? Mais à quoi ça rime tout ça ? Tu ne voudrais pas arrêter de me prendre pour une idiote ? » Silence. Voilà, j’ai tout gâché. Je ruine toujours ce que la vie me donne. Trois petits points s’affichent. Il cherche une réponse. Adieu espèce de tarée, sûrement. « Tu as raison. Mais le moment est difficile pour moi. Ma compagne m’a quitté. J’ai dû retourner vivre chez ma mère… J’ai honte. Nos discussion­s, même si elles ne vont parfois nulle part, sont tout ce que j’ai ces temps-ci. » Je ris pour la première fois depuis des jours. Me vient alors la seule réponse possible : « Ça arrive à des gens très bien. »

« Je ruine toujours ce que la vie me donne »

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