Var-Matin (Grand Toulon)

Emmanuelle Bayamack-Tam : « L’adolescenc­e, un âge romanesque »

La romancière, prix du livre Inter 2019, était récemment de passage à Porqueroll­es. Elle se confie sur le machisme en littératur­e, l’adolescenc­e, le confinemen­t lié à l’épidémie de Covid-19

- PROPOS RECUEILLIS PAR M.-J. DE C.

Une silhouette fluette, une diction lente, musicale qui vous donne envie de lui dire : racontez-moi une histoire... Tel apparaît de prime abord Emmanuelle Bayamack-Tam, alias Rebecca Lighieri, écrivain à la double signature suivant les thèmes traités, qui publie aux éditions P.O.L. En visite dans sa famille à Porqueroll­es, l’auteur d’Arcadie, prix Inter 2019, a bien voulu répondre à nos questions.

Qu’est-ce qui vous a amenée à l’écriture, au roman ? On fait bien de parler de roman, car enfant et adolescent­e, j’écrivais des poèmes. Cela m’est arrivé d’écrire ici, à Porqueroll­es, en vacances chez ma tante. Mon premier roman, je l’ai écrit à dix-neuf ans et cela m’a paru naturel de passer du poème au roman. J’ai commencé par écrire un court roman, ensuite un plus long, puis encore plus long. J’avais envie de fiction, de personnage­s et de situations romanesque­s ; c’était une évidence pour moi de passer au roman.

Est-ce que le fait d’être une femme change quelque chose dans la perception des situations que vous créez dans vos romans ? C’est une question difficile, car j’ai souvent des personnage­s d’hommes. Je peux aussi bien écrire en me mettant à la place d’un garçon, d’une fille. J’écris de façon peu genrée. J’ai même des personnage­s intersexué­s. Cela dit, on me renvoie souvent que les femmes écrivent davantage sur le corps. Et c’est vrai que mes récits ont une dimension très incarnée, charnelle, très temporelle. Je défends l’idée que la littératur­e ne doit pas être genrée et que le fait que je sois une femme ne change pas grand-chose à ce que j’écris. En revanche, le fait que je sois une femme change quelque chose dans la façon dont je suis perçue. C’est-à-dire, qu’aujourd’hui, en France, il y a encore clairement un machisme dans le milieu littéraire, là où l’on s’attendrait à ce qu’il n’y en ait pas. Je vois très bien que je ne suis pas perçue de la même façon que mes confrères hommes. Et lors des prix littéraire­s d’automne, on couronne plus d’hommes que de femmes.

Votre roman, Arcadie, prix Inter , aurait-il pu décrocher un prix encore plus prestigieu­x s’il avait été écrit par un homme ? Je maintiens qu’il y a une forme de machisme dans ce milieu. Les femmes écrivent tout autant que les hommes, mais elles sont beaucoup moins récompensé­es, moins reconnues. Il faudrait sans doute autant de femmes que d’hommes dans les jurys et pour l’instant ce n’est pas le cas. J’ose espérer que, plus on avance, plus la jeune génération fera bouger les choses. Pour ce qui est de ma génération… non ; ce n’est toujours pas le cas !

Dans nombre de vos romans, on vous sent fascinée par les jeunes, les adolescent­s en particulie­r. Pourquoi ? Je tiens quand même à préciser qu’il m’est arrivé d’avoir comme personnage­s principaux des gens de tous les âges, voire très âgés comme dans Pauvre mort où l’héroïne a  ans. Mais autrement, ce que j’aime dans l’adolescenc­e, c’est que c’est vraiment l’âge de tous les possibles, c’est un âge malléable, romanesque, et c’est passionnan­t de décrire les apprentiss­ages et les processus d’émancipati­on qui se font entre  et  ans. Cela ne veut pas dire que la maturité ne m’intéresse pas. Mais il est vrai que je prends des personnage­s à cet âge où l’on est très radical, avec une acuité de jugement que l’on perd parfois par la suite.

Est-ce faux de dire qu’Arcadie concentre une bonne partie des préoccupat­ions sociétales d’aujourd’hui ? Dans Arcadie ,ilyaàla fois le problème de l’orientatio­n sexuelle, de l’identité sexuelle, l’accueil fait aux réfugiés, le problème du grand âge, de la tolérance, des problèmes écologique­s, etc. Ceci étant, je n’ai pas eu le sentiment de vouloir tout mettre dans un seul livre non plus. C’était dans mes préoccupat­ions du moment, et en même temps, des thèmes que je brasse depuis toujours.

Êtes-vous ou avez-vous été influencée par un auteur particulie­r ? Je dirais non sur le plan formel. Je veux avoir une écriture singulière, ne pas être sous influence et en même temps, comme vous l’avez vu, Arcadie est rempli de références et de citations d’auteurs qui m’ont construite. Je dirais que le modèle pour moi, même si ce n’est pas mon auteur préféré, c’est Victor Hugo. Hugo qui écrit des romans, des poèmes, des pièces de théâtre, qui s’intéresse aux pêcheurs, aux ouvriers, au petit peuple de Paris, aux monstres, aux marginaux. Il y a comme cela une référence pour moi chez Hugo.

Quel a été votre ressenti pendant la période que nous venons de vivre et comment voyez-vous le monde dit de demain ? Cela a été une période d’inhibition. Je n’ai pas du tout écrit. Le confinemen­t ne m’inspirera aucun livre. C’est une certitude. Ma vie sociale nourrit mon écriture. Or, le confinemen­t c’est l’arrêt de la vie sociale, des projets, des échanges lors des rencontres. Comme je n’écris pas chez moi, la période a été très pénible à vivre. Pour le monde de demain, j’avoue ne pas être optimiste ! Par exemple, l’absence de révolte chez nos jeunes, cette docilité passive, est pour moi antinomiqu­e

Si tout n’a pas péri avec mon innocence, qui retrace l’histoire d’une jeune fille entre  et  ans. C’est donc un roman qui peut parler aux jeunes. Même si cela semble difficile à l’heure des réseaux sociaux et des séries, les parents doivent insister pour amener les jeunes à la lecture. L’avenir leur donnera raison.

Que trouve-t-on sur votre table de chevet ? En ce moment, L’Arbre monde de Richard Powers, c’est une fable écologique qui parle de notre rapport à la nature.

Pour les lecteurs désireux d’en savoir plus, l’auteur sera présent au salon du livre de Toulon cet automne.

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