Var-Matin (Grand Toulon)

« Daniel Cordier disait : Je dois tout à Jean Moulin »

Thomas Rabino, journalist­e, historien spécialisé dans l’histoire de la Résistance, qui a piloté le projet du musée Jean-Moulin, évoque le « secrétaire » du Résistant, décédé vendredi

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Thomas Rabino a gardé l’enregistre­ment de sa première entrevue avec Daniel Cordier. C’était en 2009, dans son appartemen­t parisien. Le journalist­e, historien spécialist­e de la Résistance auteur notamment de L’autre Jean Moulin ,oùilmetenl­umière l’homme derrière le héros, se souvient de ses rencontres avec celui qui fut, « gamin », bien plus que le secrétaire du Résistant. Daniel Cordier, qui avait aussi des attaches à Antibes, était le dernier proche de Jean Moulin encore vivant. Il est décédé à Cannes, vendredi.

Il avait 100 ans. 100 ans et mille vies, de l’extrême droite à la gauche, de l’art à l’écriture. 1000 vies et une « dette immense » envers Jean Moulin, celui qu’il a appelé « patron » jusqu’à sa mort.

Comment vous est venue cette passion pour la Résistance et pour Jean Moulin ?

Je suis né en 1980, j’étais petit lorsqu’il y a eu le procès Barbie en 1987 et mes parents en parlaient beaucoup à la maison. Ils avaient acheté un livre sur Jean Moulin, avec cette photo que tout le monde connaît. Elle me fascinait : ce chapeau, cette écharpe... et surtout ce regard. D’ailleurs, j’ai découvert beaucoup plus tard pendant mes recherches que Jean Moulin n’aimait pas ce portrait ! Et puis j’allais en vacances dans la région de Béziers, sa ville natale. J’étais passionné d’histoire et pendant mes études tout naturellem­ent je me suis spécialisé dans la Résistance. Et pour le projet du musée je me suis plongé dans la vie de Jean Moulin, dans l’intimité de ses lettres.

Vous vous souvenez de votre première rencontre avec Daniel Cordier ?

En 2009, il venait d’écrire Alias Caracalla. Nous en avions beaucoup parlé en cours, j’étais bouleversé par son histoire, par la précision de son travail. Je l’ai rencontré chez lui, rue de Montpensie­r à Paris. J’ai découvert quelqu’un d’une grande amabilité, d’une grande humilité, il ne se mettait jamais en avant. C’était plein de livres partout et des oeuvres d’art aussi ! Il y avait des Ben sur les murs. Daniel Cordier avait 89 ans. Ce jour-là, Il m’avait montré sa carte de l’Action française, il avait honte tant d’années encore après.

Il vous l’a dit clairement ?

Oui, très clairement, il disait ce passé me fait honte ! Ce passé à l’extrême droite monarchist­e ! D’ailleurs, il a mis longtemps à le dire et sa trajectoir­e, il la devait à Jean Moulin.

Vous qui vous êtes penché sur l’autre Jean Moulin, comment était l’autre Daniel Cordier ? C’est un homme qui n’a jamais cessé de travailler ; de s’adonner à ses passions, à la lecture et à l’écriture aussi. Il tenait un journal depuis tout jeune, c’est cette écriture qui lui a aussi permis d’écrire son livre. Quand il a été parachuté en France de Londres, c’était trop risqué de continuer à écrire, pourtant beaucoup d’historiens ont pensé qu’il avait quand même pris des notes malgré le danger, tellement son travail était précis. Il était passionné d’oeuvres d’art aussi. Même s’il avait fermé sa galerie parisienne en 1964, il continuait. Pendant notre entretien, il avait pris un coup de fil, c’était un marchand d’art et il était très ferme avec lui, il ne voulait pas céder l’oeuvre sous sa cote.

Daniel Cordier avait accepté d’être le parrain du musée Jean-Moulin à Saint-Andiol dans les Bouches-du-Rhône...

Il avait accepté de l’être en 2009, c’était une énorme caution pour nous. Mais lorsque le musée a été inauguré en 2018, il avait 98 ans ! On voulait qu’il soit là, mais on n’y croyait pas trop. Ce n’était pas simple de venir de Paris à Saint-Andiol, le taxi, la gare, le train... Mais il a dit “Je viens” et il est venu. Il a même fait un discours et laissé un texte magnifique sur le livre d’or du musée, bouleversa­nt.

« Aujourd’hui, je ris et je pleure en me souvenant de Jean Moulin, qui ne m’a jamais quitté. À bientôt, patron ! » Je crois que c’est la dernière fois qu’il a participé à une manifestat­ion culturelle.

Comment parlait-il de Jean Moulin ?

Il avait une admiration sans borne ! Il disait qu’il avait une dette immense envers Jean Moulin. Daniel Cordier a grandi dans le milieu de l’extrême droite monarchist­e, il avait bien essayé de se rebeller un peu, une fois à seize ans. Son beau-père avait une compagnie de cars, et il avait demandé à venir voir le travail des mécanicien­s. Daniel Cordier était tombé sur des gens de son âge, voire plus jeunes. Il ne comprenait pas pourquoi ils travaillai­ent et ne faisaient pas d’études. Son beau-père avait répondu : “C’est le peuple, ça leur convient, c’est comme ça”. Il avait trouvé ça injuste. Et tout ça est ressorti quand il était à Londres avec cet homme qui était son « patron », à gauche, républicai­n, dreyfusard. Il le considérai­t comme un deuxième père. Il disait qu’il lui devait tout. Son évolution humaniste et politique. Jean Moulin a fait voler en éclats tous ses clichés racistes. L’étoile jaune, il s’en voulait, il se disait : “J’ai cautionné ça”.

Ils avaient aussi l’art en commun...

C’est Jean Moulin qui l’avait initié à l’art, il lui avait même offert un livre de Christian Zervos (ndlr : critique d’art et éditeur), en mai 1943, un mois avant son arrestatio­n. Daniel Cordier l’a toujours gardé. Quand ils étaient dans la rue, au café, ils ne pouvaient pas parler de la Résistance. Alors ils parlaient d’art. Jean Moulin avait dit à Cordier : “Quand la guerre sera finie, on ira visiter le musée du Prado”... Daniel Cordier l’a fait tout seul comme un pèlerinage. Il n'avait pas les mêmes goûts, Daniel Cordier était ultraclass­ique. Il admirait un tableau dans une galerie, Jean Moulin lui disait “mais non c’est nul !” Ça manquait de cette vivacité que Jean Moulin aimait tant. Ils avaient aussi cette connexion-là.

Il était bien plus que son secrétaire...

Oui, il prenait des risques. Cordier avait une énorme responsabi­lité pour un gamin de 23 ans ! Il avait en charge la Délégation générale essentiell­e

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dans le processus d’unificatio­n de la lutte clandestin­e. C’est lui qui codait et décodait les messages. Il transporta­it des documents...

Pourquoi a-t-il mis autant de temps avant de tout raconter ? Daniel Cordier a eu déclic en 1977. Il se retrouve aux Dossiers de l’écran avec Henri Frenay, ancien chef du mouvement Combat, qui accuse Jean Moulin d’avoir été un cryptocomm­uniste. Et qui lui dit : “Vous n’étiez qu’un intendant vous ne saviez rien !” Mais il savait que Moulin n’était pas un agent soviétique. Alors il a sauvé des archives de la Délégation et des documents qui étaient en train de moisir dans une cave et dont personne ne voulait. Et il a écrit un livre, extrêmemen­t précis, sans mettre d’affect, parce qu’il voulait que rien ne puisse porter à caution. Il ne voulait que des faits.

STÉPHANIE GASIGLIA sgasiglia@nicematin.fr

1. Jean Moulin était à la tête de la Délégation générale. Il avait été nommé le 24 décembre 1941 par le général de Gaulle comme son représenta­nt personnel et comme « délégué du Comité national pour la zone non directemen­t occupée de la métropole ».

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(DR) Thomas Rabino s’est aussi entretenu avec Daniel Cordier pour son nouveau livre qui sort en janvier prochain Laure Moulin. C’était la soeur de Jean Moulin.
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(DR) Thomas Rabino lors de l’inaugurati­on du musée Jean-Moulin de Saint-Andiol en 2018. Daniel Cordier avait 98 ans.

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