Var-Matin (Grand Toulon)

« J’espère qu’on s’oriente vers une société meilleure »

À l’affiche de « Presque », un film co-réalisé avec Bernard Campan, le philosophe Alexandre Jollien nous livre quelques clés du bonheur et, à l’heure de la Covid, prône la solidarité entre les êtres.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE-SOPHIE DOUET / ALP

Alexandre Jollien explique comment la méditation et la philosophi­e l’ont aidé à apprivoise­r un monde qui lui était totalement étranger, lorsqu’il est sorti de l’institut dans lequel il a passé ses jeunes années pour soigner une infirmité cérébrale et motrice survenue après un accident de naissance.

Vous faites vos débuts au cinéma en tant qu’acteur et coréalisat­eur dans Presque, avec Bernard Campan. Qu’est-ce qui vous a séduit dans cette aventure ?

Presque est d’abord le fruit d’une confiance, un saut dans le vide accompli grâce à mon ami Bernard Campan. Plus que tout, je craignais la réduction au handicap, aux apparences. Or, l’une des vocations du film, c’est de convertir le regard, d’interroger les préjugés, de nuire à la bêtise. J’ai été heureux de tenter ce défi au cinéma. C’était aussi thérapeuti­que pour moi, aller au-delà de la honte, de la peur, pour faire passer des idées, et inviter à un autre regard sur soi, le monde et les autres.

Dans le film, vous campez un homme handicapé féru de philosophi­e. Un double de vous-même (Alexandre Jollien est infirme moteur cérébral depuis un accident survenu à la naissance) ? Forcément, le film s’inspire d’une vie concrète. Je pouvais difficilem­ent incarner le rôle d’un danseur de claquettes ! La philosophi­e étant l’air que je respire, elle devait absolument intégrer ce long-métrage. Le défi, c’était de ne pas en faire trop. Par contre, dans ce conte philosophi­que, Igor est un paumé, en marge de la société. Pour moi, c’est aussi un appel à une société plus solidaire.

Dans votre dernier ouvrage, Cahiers d’insoucianc­e, vous racontez le chemin qu’il vous a fallu emprunter pour vous libérer du poids du handicap et atteindre une forme de sérénité. Qu’est-ce qui vous a aidé sur cette voie ?

Pratiquer la méditation. Sans être une baguette magique ni une panacée, cette discipline aide. Ce qui est aussi d’un grand secours, ce sont les amitiés.

Je ne crois pas que, seul, nous puissions nous en sortir, traverser les traumatism­es, affronter les épreuves. Comme dit Nietzsche, c’est dans la solidarité qu’on s’épanouit, pas seul dans son coin.

Pensez-vous que vous êtes doué de résilience ?

Je me méfie de ce mot s’il est récupéré à la sauce volontaris­te, individual­iste et néolibéral­e. Pour entrer dans la résilience, nous avons besoin de l’autre. D’ailleurs, Boris Cyrulnik dit remarquabl­ement bien l’importance des tuteurs de résilience. On ne guérit pas d’une épreuve, on l’intègre, on l’assume, on l’accueille au jour le jour avec les moyens du bord. Personnell­ement, j’ai guéri de l’idée de guérir, je sais que je mourrai certaineme­nt avec des traumatism­es, des blessures et des manques. Précisémen­t, la grande santé, selon Nietzsche, c’est de faire avec tous ces paramètres.

Lorsque vous avez quitté l’institutio­n où vous avez vécu jusqu’à l’âge adulte, vous n’étiez pas dans le monde, mais en dehors, sans les codes qui permettent de s’y fondre. Comment avez-vous réussi à rejoindre le « dehors » ?

En sortant de l’institut, j’étais choqué de l’importance des vernis sociaux. J’ignorais les codes, l’argot. L’omniprésen­ce de la sexualité, le rôle de la séduction dans le rapport humain m’étaient complèteme­nt étrangers. C’était pour moi comme un apprentiss­age. Grâce à des amis, grâce à l’autre, j’ai pu débarquer sur la planète Terre, pour ainsi dire. L’humour, qui n’est pas la moquerie, m’a beaucoup aidé pour créer du lien, désamorcer les angoisses, prendre un peu de recul.

Que répondez-vous à ceux qui vous demandent conseil ? Quand on a eu une enfance difficile, on doit composer avec une confiance bousillée en la vie. Grâce à la pratique et à la solidarité, rien n’est jamais foutu, heureuseme­nt. Ce qui m’aide à vivre au quotidien pourrait être résumé en trois piliers : d’abord, la pratique d’un chemin spirituel, que ce soit la prière ou la méditation. Le fait, ensuite, d’être bien entouré, épaulé par des amis. Et, aussi, inscrire sa vie dans une générosité. Dans Humain, trop humain, Nietzsche dit qu’on pourrait se réveiller chaque matin en se demandant à qui on peut faire plaisir ce jour-là. Ces trois piliers m’aident quotidienn­ement.

La philosophi­e, dites-vous, vous a sauvé la vie…

Avant de découvrir les philosophe­s, j’étais nul à l’école. Je ne voyais pas en quoi étudier pouvait m’aider dans le tragique de l’existence. Je suis tombé par hasard sur un livre sur Socrate qui invitait à « vivre meilleur » plutôt qu’à « vivre mieux ». J’avais trouvé une boussole, une invitation.

Après deux ans à vivre dansla peur d’un virus, la lassitude domine. Comment, personnell­ement, avez-vous fait pour surmonter tout cela ? Personnell­ement, je pense que je suis privilégié. Je n’ai pas été frappé par la maladie, ni n’ai perdu un proche. Quelqu’un me disait récemment qu’il n’avait pas eu besoin du Covid pour se coltiner le tragique de l’existence. C’est un peu mon cas. Avec ma fragilité physique, chaque jour est un peu une lutte.

Pensez-vous que nous sortirons de cette crise collective­ment changés ?

De tout mon coeur, j’espère qu’on s’oriente vers une société meilleure, plus solidaire, plus juste, plus équitable.

À mes yeux, ce serait formidable si cette épreuve commune, collective, nous invitait à rentrer davantage dans l’intériorit­é et à se donner aux autres, à pratiquer vraiment la solidarité. Nous sommes tous embarqués sur le même bateau, il ne sert à rien de se tirer dans les pattes, c’est ensemble que nous allons traverser cette immense épreuve.

Pensez-vous qu’on puisse cultiver l’insoucianc­e ?

C’est l’objet de mon livre et la quête de mon existence. Comment, quand on a une confiance bousillée, essayer d’aller vers la paix, la sérénité, la joie inconditio­nnelle ? Le maître tibétain Chögyam Trungpa invitait à bâtir deux chantiers dans le domaine de la vie spirituell­e. D’abord, se détacher, s’en foutre de tout, pourrait-on dire, à part du chemin spirituel et de l’autre. Et pratiquer à fond la solidarité, la compassion. L’insoucianc­e n’est pas l’indifféren­ce, au contraire. Il s’agit de se libérer des passions tristes, de se déprendre de soi et d’oser le don, la générosité, une vie désencombr­ée au service de l’autre.

Aujourd’hui, qu’est-ce qui vous rend heureux ?

Le lien, les amis, la famille me nourrissen­t, me recréent, m’aident à traverser les hauts et les bas, me rapprochen­t de la liberté inconditio­nnelle. J’essaie, comme les anciens, d’être un progressan­t, de me lever chaque matin en pratiquant des exercices, en inscrivant ma vie dans une dynamique. Je n’hésite jamais à demander de l’aide. J’aime aussi les joies simples : marcher, lire, apprendre, ouvrir les horizons, connaître la philosophi­e toujours plus, méditer et aimer.

“Comme dit Nietzsche, c’est dans la solidarité qu’on s’épanouit”

“Avant de découvrir les philosophe­s, j’étais nul à l’école”

➧ A lire : Cahiers d’insoucianc­e, hors-série Connaissan­ce, Gallimard, 19 euros. ➧ A voir : Presque, de Bernard Campan, avec Alexandre Jollien avec Bernard Campan.

 ?? (Photo AFP) ?? « J’aime les joies simples : marcher, lire, apprendre, ouvrir les horizons, connaître la philosophi­e toujours plus, méditer et aimer », explique le philosophe Alexandre Jollien.
(Photo AFP) « J’aime les joies simples : marcher, lire, apprendre, ouvrir les horizons, connaître la philosophi­e toujours plus, méditer et aimer », explique le philosophe Alexandre Jollien.

Newspapers in French

Newspapers from France