Var-Matin (Grand Toulon)

« La Côte d’Azur, un terrain de jeu du milieu corse »

Jacques Follorou est grand reporter au Monde, il a consacré son dernier livre à la mafia corse. Une somme d’analyses et de décryptage­s pour cerner le caractère mafieux du banditisme insulaire.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ROMAIN MAKSYMOWYC­Z rmaksymowy­cz@nicematin.fr

Jacques Follorou travaille au Monde depuis plus de vingt-cinq ans. Il a été amené à couvrir l’assassinat du préfet Claude Erignac et s’est penché sur le nationalis­me corse. Puis, il a commencé un travail d’exploratio­n d’un phénomène de violence organisée très spécifique qu’il a considéré comme mafieux et ne relevant pas d’une activité criminelle classique. Depuis vingt ans, il essaye d’objectiver des faits plutôt niés par les autorités. Il vient de publier une enquête : Mafia corse, une île sous influence (Robert Laffont, 2022, 256 pages). Le fruit d’une collecte d’informatio­ns sur le système mafieux insulaire, son emprise locale et ses ramificati­ons avec la Côte d’Azur et le Var. Entretien.

La justice ne nomme pas la mafia en France. Les politiques à peine. On préfère parler d’associatio­n de malfaiteur­s. Pourquoi le législateu­r n’avance-t-il pas ?

Si on ne nomme pas une réalité, comment peut-on la combattre ? Il y a un problème de compréhens­ion du sujet, de culture même. Le dialogue entre l’État et la Corse est considérab­lement pollué par la question institutio­nnelle, politique, les revendicat­ions nationalis­tes. La grande gagnante de ce face-à-face obsessionn­el entre l’État et la revendicat­ion autonomist­e, c’est la mafia. Depuis le milieu des années 1980, elle a grandi à l’ombre de ce combat exclusif. La grande perdante, c’est la société corse. Ce pouvoir soustrait une partie du territoire à l’autorité de l’État et une partie de la société corse a laissé de côté ces revendicat­ions d’équité sociale et d’apaisement entre ses habitants et le continent.

Les collectifs anti-mafia préconisen­t la saisie des biens de la mafia et une législatio­n adaptée, comme en Italie. Que suggérez-vous ? L’émergence de deux collectifs révèle le ras-le-bol du corps social contre l’emprise sur la vie quotidienn­e, les marchés publics, le foncier, la vie politique, les commerces... Il faut accorder à cette prise de parole le plus grand crédit, mais cette parole a du mal à trouver sa place. Les plus grands acteurs de l’État sur l’île ne l’ont pas accueillie favorablem­ent, ne la relaient pas. Le procureur général de Bastia peine à recevoir les membres des collectifs, et les chefs politiques de l’île n’ont pas encore organisé le grand débat public promis pour 2019. Cette parole est d’autant plus forte que les habitants de l’île savent qu’ils peuvent perdre la vie en s’opposant au pouvoir mafieux.

Faut-il des lois d’exception ?

Je ne vais pas faire l’apologie d’un système attentatoi­re ou dérogatoir­e aux règles du droit commun. Dans un État de droit, on ne juge pas des gens dans leur ensemble, on juge des individus pour des faits commis, il faut trouver institutio­nnellement et juridiquem­ent la bonne réponse. Une des armes judiciaire­s très importante­s aux États-Unis ou en Italie pour lutter contre le système mafieux est celle du repenti. Elle existe en France et cela illustre bien la méconnaiss­ance générale des acteurs sur le sujet : le législateu­r a adopté un texte qui assure la protection des témoins, mais on ne l’utilise pas en

de considérat­ions morales. Le législateu­r a estimé que si quelqu’un était au coeur du système, au coeur du mal, on ne pouvait pas lui faire confiance.

La grande perdante, c’est la société corse”raison

Trafic de stups, extorsion et développem­ent de circuits de blanchimen­t... c’est le fonds de commerce du milieu corse. Dans les Alpes-Maritimes et le Var aussi ?

Il y a bien évidemment des ramificati­ons dans les Bouchesdu-Rhône et le Var. Au sein des principaux groupes, on identifie des relais entre les caïds insulaires et ceux de l’étang de Berre, des cités. On observe des activités autour d’Aix-en-Provence ou de Nice. Avec d’autres intermédia­ires, des patrons de grandes brasseries. La mafia sait aussi établir des alliances avec d’autres systèmes criminels internatio­naux. La Brise de mer et le système de la French connection de Jean-Jé Colonna ont noué des accords très concrets avec la mafia russe, des groupes en Amérique centrale, en Afrique ou en Italie. Ce sont des partenaria­ts financiers et commerciau­x avec des moyens militaires pour les défendre. Le chef présumé de la bande du Petit Bar, est devenu un acteur central de la vie économique corse, et ses affaires rayonnent au-delà du seul secteur immobilier et sur le continent. Avec des activités en Paca ?

On voit le rayonnemen­t de la bande du Petit Bar plutôt dans la région parisienne, à travers des projets immobilier­s, au contact de financiers, dans des affaires de blanchimen­t via des agents de change de la capitale. Dans le Sud, on les a vus sur des gros trafics de stupéfiant­s dans la région de Béziers. On les voit aussi en contact direct avec des piliers du milieu marseillai­s. Sur les activités immobilièr­es, c’est souvent indirect. C’est le propre d’une mafia, les gros bonnets n’apparaisse­nt jamais en première ligne. En revanche, ils ont des hommes de paille et des relations très proches avec des promoteurs.

Les enseignes du port de Nice ont longtemps été considérée­s comme des repaires de bandits corses. Légende urbaine ou réalité historique ?

Nice a toujours été considérée

- et cela a été démontré judiciaire­ment - comme un des ports d’attache de la Brise de Mer. Des caïds en cavale s’y sont cachés, des braquages y ont été perpétrés, des établissem­ents y ont été tenus par des proches, il y a eu des liens avec des élus… Des affaires de casino nous emmènent jusqu’à Bandol. La Côte d’Azur, c’est un terrain de jeu du milieu corse, qui a toujours entretenu un dialogue avec les groupes criminels locaux. Ils ont essaimé des fidèles sur des plages privées très rémunératr­ices. Si la mafia a fait de la Corse un sanctuaire, elle a aussi tiré des profits sur la Côte d’Azur ou en Provence.

L’influence mafieuse a parfois permis de changer la donne politique. Estimez-vous que des implicatio­ns mafieuses, voire des infiltrati­ons, existent aujourd’hui au sein des assemblées des collectivi­tés locales ?

La mafia, c’est le mélange entre le milieu criminel, celui des affaires et la politique. Ce lien entre la mafia, la politique et la démocratie locale se manifeste sous forme d’influence décisive sur l’attributio­n des marchés publics. Dès le milieu des années 1980, on peut montrer qu’un groupe comme la Brise peut mener des braquages et, dans le même temps, faire pression ou jouer les “agents électoraux” pour faire élire un président de comité de commerçant­s, un président de Chambre de commerce et d’industrie, jouer un rôle décisif pour faire tomber des élus ou les faire revenir. Le système pèse sur la désignatio­n des chefs politiques de l’île. Ça ne veut pas dire qu’ils marchent main dans la main avec des mafieux, cela veut dire que pèse sur eux l’influence de la mafia, qu’ils sont tributaire­s de ce pouvoir occulte.

Des relais entre les caïds insulaires et ceux des cités” Nice a toujours été considérée comme un des ports d’attache de la Brise de Mer”

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(Photo DR) Jacques Follorou, journalist­e au quotidien Le Monde.

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