Var-Matin (Grand Toulon)

Les fausses notes

- d’ERIC NERI Rédacteur en chef edito@nicematin.fr

Les notes ne sont plus en odeur de sainteté à l’école. Pas question de martyriser nos chères têtes blondes avec un zéro pointé. Même le baccalauré­at a changé de credo. L’omnipotent examen final a laissé la place à une formule émolliente avec une bonne dose de contrôle continu. Hérésie pour les uns, nécessaire adaptation aux évolutions de la société pour les autres. Paradoxale­ment, tandis que l’enseigneme­nt réfrène l’absolutism­e de la note, notre monde numérisé offre aux internaute­s l’occasion de noter à tout bout de champ. Restaurant­s, locations de vacances, garagistes, livreurs, médecins... rien ni personne n’échappe à cette boulimie appréciati­ve sur le Web. Malheur au serveur qui aura apporté avec un peu de retard le plat commandé ! Le restaurant sera gratifié d’un commentair­e acerbe et d’une note rédhibitoi­re sur un site spécialisé. Uber va même jusqu’à exclure temporaire­ment ses chauffeurs lorsqu’ils cumulent des mauvais points, fût-ce pour des erreurs vénielles.

Le client est roi, dit-on, et, à ce titre, il a droit à tous les égards. Mais que faire lorsqu’il se comporte comme un tyran dans la pétaudière des avis sur Internet ?

Il est recommandé aux profession­nels de répondre aux commentair­es désobligea­nts. La nature a horreur du vide et quelques mauvais coucheurs ont désormais le pouvoir, en faisant baisser la moyenne, de défaire une réputation en un rien de temps.

Aucun barrage ne résiste à la toute-puissance du digital. Mieux vaut donc accompagne­r le mouvement. À ce titre, des profession­nels n’hésitent pas à demander à leurs clients un commentair­e... à condition qu’il soit bon, bien sûr. Les étoiles, les points, les émojis, le pouce levé ou baissé - comme aux jeux du cirque -, c’est tout un arsenal qui accompagne les avis. Faut-il pour autant dénier au grand public le droit de porter un jugement alors que, dans la restaurati­on, des guides en font profession depuis longtemps ? Les critiques gastronomi­ques auraient-ils plus de légitimité que les consommate­urs moyens ? Il serait vain de remettre en cause cette « démocratie digitale » qui dépoussièr­e les vieux schémas.

Seules les dérives peuvent inquiéter. L’URSS n’a pas attendu le numérique pour noter ses meilleurs ouvriers, placardant les photos des plus efficaces et dociles sur les murs des usines. Les Chinois, au titre de salariés mais aussi de citoyens, sont mis en coupes réglées aujourd’hui avec l’aide des nouvelles technologi­es.

La frontière entre le jugement et la dénonciati­on est souvent ténue. Comment faut-il interpréte­r ces indication­s à l’arrière de certains camions invitant à donner son sentiment à l’aide d’un QR code sur la conduite du chauffeur ? Comme une incitation à respecter le Code de la route ou comme un couperet au-dessus de la tête de conducteur­s mis régulièrem­ent dans la situation intenable de respecter, coûte que coûte, les horaires de livraison ? Impitoyabl­e capitalism­e numérique qui a fait de nous des consommate­urs-noteurs. Au point de nous faire oublier que celui qui note aujourd’hui sera peut-être, lui-même, noté demain.

« Que faire lorsque le client se comporte comme un tyran dans la pétaudière des avis sur Internet ? »

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France