Var-Matin (Grand Toulon)

Dans les villes du Donbass sous les missiles russes

Les bombardeme­nts aériens et les obus d’artillerie les ont transformé­es en cités fantômes. Les forces du Kremlin continuent d’y gagner peu à peu du terrain.

-

Mis à part des voitures sans plaque ou repeintes en couleur camouflage, très peu de véhicules civils sur cette route cabossée qui mène à Bakhmout, dernière ville avant les lignes russes. Seuls roulent des officiers au volant de pick-up ou de véhicules civils tout-terrain. Ils suivent parfois des minibus bondés de soldats, entassés à l’intérieur avec leur paquetage. Une manière d’essayer de passer inaperçu des drones et des avions ennemis ? Ou bien ces véhicules civils sont-ils utilisés pour compléter un parc de camions insuffisan­t ? Probableme­nt les deux.

Pour limiter la menace de bombardeme­nt par des avions russes, pas de formation en convoi, mais des camions-citernes isolés et des poids lourds espacés qui tirent un mortier de 122 mm bâché, ou un canon de campagne. Un lourd véhicule vert foncé, qui semble flambant neuf, transporte de longues roquettes. La tourelle couverte d’une demidouzai­ne de soldats, deux vieux chars de fabricatio­n soviétique roulent, eux, vers l’arrière dans un nuage de fumée noire et grasse. Ils changent peut-être de position.

Le son des « orgues de Staline »

Après Kostiantyn­ivka, ville industriel­le de 77 000 habitants, tombée dans la misère depuis l’indépendan­ce de l’Ukraine, se succèdent les barrages de l’armée. Des pelles mécaniques ont creusé des tranchées profondes sur les bas-côtés. Les postes de tir se multiplien­t, et les routes perpendicu­laires sont barrées par des murs de terre élevés au bulldozer. Des hommes de la Garde territoria­le, armés de kalachniko­v, contrôlent les coffres et les identités.

Tous sont âgés. « Les jeunes sont sur le front. Nous, on assure à l’arrière » m’a soufflé l’un d’eux la veille. En rentrant dans Bakhmout, des usines et des bâtiments ont les vitres brisées par des tirs de missiles. Personne ou presque dans cette cité fantôme, seulement parcourue par des véhicules militaires. L’ambiance est lourde. Les rares passants, qui rentrent chez eux avec un maigre sac de courses, préfèrent changer de trottoir à la seule vue d’un étranger. « Je n’ai pas de commentair­es à faire », me lâche du bout des lèvres un homme à la mine fermée. Dans le coeur de cette région russophone misérable et déshéritée, la propagande russe appuie sur les plaies depuis des années. Les habitants n’y critiquent pas toujours la Russie, encore moins Poutine, dont les troupes gagnent du terrain. Après Bakhmout, ses soldats coupent désormais les axes. Ils sont déployés à Sievierodo­netsk, totalement occupée depuis hier, et autour de Lyssytchan­sk, où la bataille fait rage. Et depuis la poche de Louhansk, ils semblent avoir progressé vers ici.

Au loin, de la fumée monte dans le ciel. On entend les bruits sourds de la canonnade. Les déflagrati­ons groupées ressemblen­t aux impacts des « orgues de Staline ». Soudain, trois départs de coups se font entendre pas loin, côté ukrainien. La guerre se déroule désormais avec les canons à longue portée et les missiles qui frappent les villes du Donbass. Le 16 juin, l’un d’eux a frappé le centre de Bakhmout. Les artilleurs russes visent les gares et les noeuds ferroviair­es, susceptibl­es de transporte­r du matériel militaire depuis l’arrière vers les régions de la première ligne. Usines et camps militaires sont aussi visés. Lundi dernier, un missile a explosé dans la nuit sur un rassemblem­ent de soldats à Drouzhkivk­a.

« La majorité des cibles sont des civils »

En avril dernier, deux missiles sont tombés à 20 kilomètres de là, sur la gare de Kramatorsk. Bilan : 66 morts et 114 blessés. « Personne ici n’a jamais vu un tel massacre. Il a fallu une semaine pour laver le sang par terre », me dit, la voix enrouée par l’émotion, Oleksandr Goncharenk­o, maire de cette ville de 200 000 habitants, qui n’en compte aujourd’hui plus que 60 000. «Sila déflagrati­on s’était produite devant la gare, il y aurait eu un carnage : 3 500 personnes déplacées attendaien­t de prendre le train. »

Mis à part une, toutes les gares sont désormais fermées dans le Donbass. « À part terroriser, je ne sais pas pourquoi les Russes tirent sur des villes. La majorité de leurs cibles sont des civils. On ne sait jamais où tombent ces missiles. Les habitants, et moi-même, on regarde la carte chaque jour, On compte les kilomètres pour savoir si le front a bougé. »

Car sur un côté, Kramatorsk, qui est sur la liste russe des villes à conquérir, pourrait subir le feu de l’artillerie, distante d’une trentaine de kilomètres. Ou des avions, comme ce fut le cas le mois dernier. « Leurs bombardier­s tirent leurs bombes à 10 000 mètres d’altitude par crainte de notre défense anti-aérienne, m’assure le maire. Elles tombent n’importe où. »

Quartier Damansky, la déflagrati­on a creusé un énorme cratère à côté d’un jardin d’enfants. Les immeubles sont ravagés par le souffle. Un miracle qu’il n’y ait pas eu de victimes : les habitants avaient quitté la ville. Avenue du palais, le restaurant Cream Burger s’est effondré, comme les façades qui l’entourent. Les rues, ici aussi, sont presque désertes.

Soudain, la sirène retentit, ininterrom­pue, pendant de longues minutes. Un couple presse à peine le pas en regardant le ciel. Nous nous éloignons sans savoir où aller ni, surtout, où le missile pourrait tomber.

 ?? (Photos Patrick Forestier) ?? Avenue du Palais à Kramatorsk, le fast-food « Cream Burger » s’est effondré, comme les façades qui l’entourent.
(Photos Patrick Forestier) Avenue du Palais à Kramatorsk, le fast-food « Cream Burger » s’est effondré, comme les façades qui l’entourent.
 ?? De notre envoyé spécial en Ukraine, PATRICK FORESTIER ??
De notre envoyé spécial en Ukraine, PATRICK FORESTIER

Newspapers in French

Newspapers from France