Var-Matin (Grand Toulon)

Bauer : « Klaus Barbie avait un regard glaçant ! »

En 1987, Jean-Claude Bauer a couvert pour Antenne 2 le procès du « boucher de Lyon ». Trente-cinq ans plus tard, il livre une BD hors du commun qui retrace son parcours. Tétanisant.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LIONEL PAOLI lpaoli@nicematin.fr

Le poids des mots, le choc des dessins. Klaus Barbie, la route du rat (éditions Glénat) n’est pas une bande dessinée comme les autres. Son coauteur, JeanClaude Bauer, a couvert le procès du « boucher de Lyon » en mai, juin et juillet 1987. Trente-cinq ans plus tard, sur un scénario de Frédéric Brrémaud, il évoque le parcours de l’assassin de Jean Moulin, de l’Occupation jusqu’à sa condamnati­on pour crimes contre l’humanité. Un album pour l’histoire. Et pour la mémoire.

Comment êtes-vous devenu dessinateu­r judiciaire ?

Par hasard ! J’ai appris par un ami journalist­e que la rédaction d’Antenne 2 [aujourd’hui France 2, Ndlr] cherchait un dessinateu­r. Ils avaient déjà Cabu et Gus, mais leur style ne correspond­ait pas à ce qu’ils attendaien­t : ils voulaient un graphisme à l’américaine – plus réaliste. J’ai commencé en février 1987 avec le procès de Georges Ibrahim Abdallah (1). Cela m’a permis de faire la connaissan­ce de Maître Jacques Vergès. Trois mois plus tard, le chroniqueu­r judiciaire de la chaîne, Paul Lefèvre, m’a entraîné au procès Barbie.

Que saviez-vous de Klaus Barbie avant d'assister aux audiences ? Pas grand-chose. Pour moi, c’était un criminel de guerre, point barre ! La Seconde Guerre mondiale ne m’intéressai­t pas plus que cela, bien que mon grand-père maternel ait été membre des FFI (2). Mais personne n’en parlait dans la famille. J’étais loin d’imaginer ce que j’allais entendre…

Quel souvenir gardez-vous de l'accusé Barbie ? L’homme qui est arrivé au tribunal avait 73 ans. Il était fatigué, déjà usé par la maladie qui l’a emporté quatre ans plus tard. Mais il avait ce regard… Je me souviens qu’il a toisé le public. Il avait vraiment un regard glaçant ! Et ce rictus au coin des lèvres.

Quelle a été votre réaction en écoutant les témoignage­s des victimes ?

Je n’étais pas prêt… [Il soupire]

Je crois que personne n’était prêt à entendre ça. Chaque témoignage était un coup de poignard.

On se demandait chaque jour si on allait pouvoir continuer le boulot le lendemain. J’étais vraiment bouleversé. Le soir, je rentrais à l’hôtel et je disais à mon épouse : je ne peux pas y retourner. Mais il fallait rendre compte. Et essayer de comprendre comment un homme avait pu être la cause de tant de souffrance­s.

Diriez-vous que ce procès vous a changé ?

Oui. [Silence] Il m’a beaucoup appris sur la nature humaine. Je me dis qu’après cela, je suis blindé. Rien ne pourra plus jamais me surprendre.

Trente-cinq ans plus tard, vous replongez par le biais d'une BD. Comment cet album est-il né ? Un peu à mon initiative, mais pas seulement. Les archives départemen­tales du Maine-et-Loire ont organisé en 2018 une exposition sur la Seconde Guerre mondiale, couplée avec une conférence sur le procès Barbie. Jean-Olivier Viout, qui était à l’époque substitut du procureur général de Lyon, était invité pour évoquer les audiences. Et moi, pour présenter mes croquis. M. Viout a jugé mes dessins incroyable­s et m’a conseillé de les sortir des cartons. J’y ai réfléchi. Des bouquins sur Barbie, il y en avait déjà eu des tonnes ! Que pouvais-je proposer de différent ? Au cours de ma carrière, j’avais fait des BD à thème, par exemple pour la prévention des risques. Je pensais qu’en racontant l’histoire de cette manière, ce pouvait être intéressan­t.

Vous avez sollicité le scénariste Frédéric Brrémaud ?

Oui. On s’est croisés, je lui ai parlé de mon projet. Il m’a dit que le sujet l’intéressai­t – alors que c’est à des annéeslumi­ère de ce qu’il fait habituelle­ment autour des animaux (3). On a produit quelques planches d’essais, puis tout est allé vite.

Combien de temps avez-vous consacré à cette oeuvre ?

Trois ans de ma vie. Je voulais que tout soit parfait, en mémoire des victimes qui ne sont plus là aujourd’hui. Le résultat correspond à mes souhaits.

Avez-vous utilisé certains dessins de l'époque ?

Oui. Lorsque je l’ai fait, je me suis mis en scène en tant qu’auteur. On voit ma main qui dessine les portraits des témoins à la barre.

Reparler de Klaus Barbie aujourd'hui, cela vous paraît important ?

Plus que jamais. Quand on a amorcé ce projet, on sentait la montée du nationalis­me en France et en Europe. Il ne faut pas oublier ce qui s’est produit. On ne peut pas laisser passer le négationni­sme. Ce qu’a dit Éric Zemmour sur Pétain qui aurait sauvé des juifs, par exemple, ce n’est pas acceptable !

Vous êtes dans le Var, ce weekend, au 2nd Festival de la BD historique de Roquebrune-surArgens (4). Lorsque des fans solliciten­t une dédicace, vous dessinez Klaus Barbie ? Surtout pas. On ne veut pas faire de ce monstre un héros. Je dessine Jean Moulin ou autre chose à la demande : De Gaulle, un Résistant, une traction avant Citroën… Mais Barbie, jamais !

1. Le chef des Fractions armées révolution­naires libanaises (Farl) est arrêté le 24 octobre 1984 à Lyon et condamné pour complicité dans l'assassinat de trois diplomates commis en 1982.

2. Les Forces françaises de l’intérieur sont le résultat de la fusion en 1944 des principaux groupement­s militaires de la Résistance intérieure française qui s’étaient constitués dans la France occupée.

3. Il est notamment scénariste des Vacances de Donald (éditions Glénat).

4. Le festival se tient jusqu’à ce soir, de 10 heures à 18 h 30, sur la place des Félibres, quartier de la Bouverie à Roquebrune-sur-Argens. L’entrée et toutes les animations sont gratuites.

“Je voulais que tout soit parfait”

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