Terrorisme : comment chiffrer « le prix de nos larmes »
Mathieu Delahousse, grand reporter à L’Obs, a suivi les obscures audiences d’indemnisation des victimes, notamment celles de l’attentat du 14-Juillet. Il le raconte dans un livre éclairant.
Quel prix pour une vie ? Question insoluble, réponse impossible. Le Juge d’indemnisation des victimes d’actes terroristes (Jivat) s’efforce pourtant d’y répondre. Depuis deux ans, un jeudi sur deux, cette jeune juridiction a la lourde tâche d’évaluer le préjudice des victimes, des attentats du 13-Novembre à Paris à celui du 14-Juillet à Nice. Et de le traduire en chiffres. 225 millions d’euros versés à 6 324 victimes du terrorisme depuis 2015, 45 millions versés en 2020... Ainsi la justice et le Fonds de garantie des victimes tentent-ils de « réparer » l’irréparable. C’est Le prix de nos larmes (1), titre poignant du nouveau livre de Mathieu Delahousse. Depuis deux ans, ce spécialiste des affaires judiciaires, grand reporter à L’Obs, s’est immergé dans ce « tribunal de poche » méconnu. Il en a ramené des témoignages forts de victimes, notamment azuréennes. Une autre facette du terrorisme, intime, douloureuse et éloquente.
« Vous n’allez pas vous laisser abattre... » Cette phrase est une blessure de plus pour les victimes du terrorisme ? J’ai voulu ouvrir [le livre] avec cette phrase qui m’a beaucoup choqué, parce qu’elle illustre le fossé entre la société, qui est restée dans la paix, et les victimes du terrorisme. Pour elles, chaque mot est une attaque supplémentaire, chaque maladresse est une agression insupportable.
La vie des autres continue, alors que la leur est figée. Ces victimes ont le sentiment de ne pas être comprises. Et il faut donner un chiffre à la douleur... Cette mission devient douloureuse, impossible, dès lors que l’on conteste un seul centime.
Le « tribunal de poche » que vous racontez, loin des projecteurs médiatiques, traduit un tabou autour de l’indemnisation des victimes ?
Il traduit le décalage entre les grandes promesses et l’obscur quotidien administratif.
Et il traduit le tabou absolu qui concerne l’argent. Pour les victimes, c’est insupportable de parler argent à ce moment-là, d’attribuer un chiffre à quelqu’un à qui l’on voudrait donner une âme.
Qui paie, comment, et selon quel dispositif ?
Le Fonds de garantie est un système unique au monde. Ce ne sont pas nos impôts, mais c’est notre argent : 5,90 euros prélevés sur chaque contrat d’assurance. Il y avait une forme de nécessité à ce que nous, Français, réclamions des comptes. Il y a très peu d’abus de la part de fausses victimes, mais beaucoup de questionnements sur les sommes distribuées. On pense que la justice indemnise ; en réalité, ce sont les compagnies d’assurance ! Elles sont plus rapides que la justice. L’inconvénient, c’est qu’on est dans une logique d’assurance, et non judiciaire. Beaucoup de victimes ont l’impression que l’on mégote sur des choses parfois inutiles... comme pour un dégât des eaux.
Vous avez interviewé une aidesoignante niçoise qui a perdu son fils aîné, sa mère, son beaupère et son frère. Que révèle son témoignage poignant ? Elle fait preuve d’un courage impressionnant. Elle est bouleversante de dignité et de hauteur de vue. Elle donne une autre clé : personne n’est égal devant la douleur. C’est une leçon de vie. Et ce sont parfois les plus touchés qui réclament le moins.
Il y a aussi cette infirmière niçoise, marraine d’un garçonnet de 12 ans décédé, qui finit par être reconnue comme victime au prix d’un parcours du combattant... Elle est marraine de coeur, et extrêmement touchée par la mort de cet enfant. Et elle va devoir se battre pour faire reconnaître des liens affectifs indubitables. Pour moi, cette affaire résume tout le malentendu entre des familles et une institution. De petites leçons individuelles peuvent amener de grandes leçons collectives.
Vous évoquez les fausses victimes, dont ce couple de Cannois qui prétendaient être victimes des attentats du 13-Novembre et du 14-Juillet.
Mais la frontière est parfois floue entre profiteurs et traumatisés bien réels ? Parmi les fausses victimes, ce couple est reconnu comme escroc. Après, certaines victimes sont à la limite de l’escroquerie. Là-dessus, je suis favorable aux contrôles. En réalité, ça reste très marginal...
Beaucoup de victimes ont l’impression que l’on mégote”